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Coup d’État au Soudan et poursuite de la lutte

Par Ashura Nassor, 2 novembre 2021

Le 25 octobre, un nouveau coup d’État a eu lieu au Soudan. Le pays a été dirigé pendant 30 ans par l’ancien dictateur El Béchir. Dernièrement, le pays a été dirigé par une coalition appelée le Conseil souverain, composée de militaires et de civils représentés par l’Association des professionnels du Soudan (SPA)[1]. Cette fois, le général Abdel-Fattah Burhan a annoncé dans un discours télévisé qu’il dissolvait le Conseil souverain au pouvoir ainsi que le gouvernement dirigé par le Premier ministre Abdalla Hamdok.

Après le coup d’État, les manifestations ont pris de l’ampleur et ont envahi les rues. Ainsi, une manifestation massive a eu lieu le samedi 30/10 à l’appel d’organisations syndicales et populaires telles que les comités de quartier et de résistance. Cependant, les manifestations qui se développent contre le dernier coup d’État ne sont que l’expression d’une situation beaucoup plus complexe dans laquelle vit le pays. Par conséquent, notre objectif est de mieux comprendre certains aspects qui sont les fruits de ce processus.

La chute du dictateur El Béchir

Après des mois de manifestations, de grèves d’usines, d’occupations de terres et de manifestations dans les quartiers, le régime dictatorial d’El Béchir a pris fin en 2019. Une victoire gigantesque des masses qui ont renversé l’une des dictatures les plus sanguinaires d’Afrique, qui, entre autres crimes, est responsable du meurtre de plus de 300 000 personnes et de 3 millions de personnes déplacées et sans abri dans tout le pays. Avec la chute d’El Béchir, les militaires ont tenté de rester au pouvoir, mais les masses, se sentant victorieuses, n’ont pas accepté un nouveau cycle de gouvernements militaires et ont poursuivi les mobilisations. L’absence d’une direction dotée d’un programme de classe a porté au pouvoir le Conseil souverain de transition.

Le Conseil souverain de transition, une issue négociée

Face à l’incapacité des militaires de continuer à gouverner, un large accord a été conclu entre les militaires et l’Association des professionnels soudanais. L’accord prévoyait des élections pour 2023, et dans l’intervalle, il y aurait un gouvernement dirigé par des militaires pendant les 21 premiers mois, puis par des civils pendant 18 mois.

Les deux objectifs centraux du Conseil souverain de transition étaient : premièrement, de calmer le mouvement de masse ; et deuxièmement, de redémocratiser le pays.  Cela devait être un bon plan pour la bourgeoisie si, au milieu du chemin, elle n’avait pas été confrontée à une énorme crise économique mondiale, s’ajoutant à la pandémie de Covid-19 et aux désastres environnementaux qui ont provoqué d’impressionnantes inondations du Nil.

La composition du Conseil souverain

Le Conseil souverain est manifestement dirigé par deux ailes : les militaires et les civils. Les militaires, cependant, connaissent plusieurs contradictions et conflits internes. Et l’aile des civils est majoritairement représentée par l’Association des professionnels soudanais, qui est le porte-parole des secteurs de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie radicalisée.

Le principal dirigeant des militaires est le général de corps d’armée Abdel Fattah al-Burhan, peu connu avant 2019 et qui a gagné en visibilité après la chute d’El Béchir. Le fait le plus marquant de son parcours est d’avoir été commandant régional de l’armée au Darfour, lorsque plus de 300 000 personnes ont été tuées et des millions d’autres déplacées dans les combats entre 2003 et 2008. Très proche d’El Béchir, il a toujours soutenu que l’armée était l’institution la plus importante du pays, équivalente à l’État lui-même.

Alors que d’un côté, les militaires disposaient d’un fort représentant de la tradition de répression et de contrôle du pays, de l’autre, les civils étaient représentés par le Premier ministre Abdalla Hamdok, un économiste qui a passé une grande partie de sa carrière à travailler dans des institutions financières internationales et des sociétés de conseil, en plus d’œuvrer pour la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique.

Le Soudan gouverné par le Conseil souverain

Sous la houlette du Premier ministre Hamdok, une série de réformes a été entreprise, conduisant  les États-Unis de retirer le Soudan de la liste des pays qui parrainent le terrorisme; les mutilations génitales féminines (MGF) ont été interdites; les lois qui empêchaient le libre choix religieux ont été abrogées; et un accord de paix a été signé avec les groupes rebelles.

Ces réformes cosmétiques, c’est-à-dire portant sur les apparences, n’ont servi qu’à créer l’illusion que le pays changeait. En réalité, le Conseil souverain, avec le soutien des États-Unis et de la Communauté européenne, a pris des mesures extrêmement conservatrices telles que la privatisation des ports, la vente de terres à des étrangers et l’expulsion de résidents, a laissé l’inflation dépasser 400 % par mois, a provoqué des pénuries alimentaires et a capitulé totalement devant l’impérialisme en renégociant la dette extérieure, en établissant des relations avec l’État d’Israël et en acceptant de verser une indemnisation de 335 millions de dollars aux victimes de deux attentats à la bombe perpétrés en 1998 contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya.

2020 : La classe ouvrière et les pauvres en lutte

Il ne fait aucun doute qu’au départ, la classe ouvrière et les pauvres se faisaient beaucoup d’illusions sur le nouveau gouvernement. Mais les solutions aux problèmes de la vie quotidienne n’avançaient pas. De sorte qu’en août 2020 déjà, au plus fort de la pandémie, le pouvoir redoutait la première grande grève. Les travailleurs de la Kenana Sugar Company ont fait une grève de plus d’un mois, la plus longue de l’histoire du pays. Les revendications portaient sur des exigences d’ordre économique, mais aussi sur des questions politiques, comme le retour des personnes licenciées pour avoir combattu la dictature d’El Béchir et le renvoi des administrateurs liés à l’ancien régime.

La grève des travailleurs de la Kenana Sugar Company n’était que la première manifestation du mécontentement et, à partir de cette grève, les manifestations ont commencé à réclamer de la nourriture, des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail. Les résidents du camp de Zamzam se sont mis à lutter pour obtenir de la nourriture, le syndicat des travailleurs de l’éducation a demandé un changement de la politique salariale et le syndicat des travailleurs du barrage de Sennar a également exigé des améliorations d’ordre économique.

En 2020, les luttes se sont intensifiées. Par exemple, les habitants du camp de réfugiés de Zamzam ont érigé des barricades et brûlé des pneus pour bloquer la circulation en direction ou en provenance de Nyala, la capitale du Sud-Darfour, obligeant les propriétaires de voitures à modifier leur itinéraire. De même, le syndicat des travailleurs de l’éducation a organisé une manifestation, à Khartoum, devant le Conseil des ministres, pour réclamer le paiement des arriérés de salaire et la restructuration du système salarial.

Et le syndicat des travailleurs du barrage de Sennar a organisé une importante grève pour dénoncer les conditions de travail et l’écart de rémunération entre les « travailleurs ordinaires » et les travailleurs alliés à l’ancien régime.

C’est pourquoi nous pouvons dire que l’année 2020 s’est terminée par de multiples luttes, et que celles-ci ont gagné en force et en extension en 2021.

Un élément de complication : la possibilité d’une condamnation d’El Béchir et les entreprises militaires

Outre le mécontentement des masses, il existe un autre facteur important du coup d’État. L’ancien dictateur El Béchir a été inculpé de crimes contre l’humanité et d’autres crimes par la Cour pénale internationale. L’inculpation d’El Béchir pourrait conduire à l’inculpation de l’actuel président, le général al-Burhan, et aussi du général de corps d’armée Mohamed « Hemeti » Hamdan.  Le général al-Burhan faisait partie du commandement régional de l’armée et le général de corps d’armée « Hemeti » était à la tête des forces de soutien rapide[2], tous deux ayant été accusés de génocide au Darfour. Le transfert du pouvoir aux civils, comme convenu en 2019, signifie que les militaires seront relégués au second plan dans le gouvernement et les militaires craignent que les civils ne les défendent pas face aux menaces de la Cour pénale internationale.

Outre la nécessité d’empêcher toute avancée dans les enquêtes menées contre l’ancien dictateur El Béchir, les militaires ont de nombreux intérêts matériels à défendre, car ils contrôlent des centaines d’entreprises publiques impliquées dans la production et la vente de minerais, dont l’or, dans l’importation et l’exportation de bétail, de matériaux de construction et de produits pharmaceutiques. En contrôlant l’État et les entreprises, par le biais de diverses manœuvres, ces entreprises contribuent rarement au budget national avec leurs bénéfices.

Et, expression ultime de cette volonté, le général al-Burhan est lui-même à la tête du conseil d’administration de Defense Industrial Systems, l’une des plus grandes entreprises militaires du pays.

2021 : La montée des masses et la possibilité de condamner les militaires sont à l’origine du coup d’État

Les luttes qui ont eu lieu en 2020 ont continué en 2021 alors que la situation de la crise économique devenait de plus en plus difficile, comme dans le cas de l’inflation qui a connu une croissance gigantesque : aux mois de mai, juin et juillet sa progression a été respectivement de 378%, 412%, et 422%. Bien que 80% de la population vive à la campagne, cela ne garantit pas l’approvisionnement alimentaire et il est nécessaire d’importer des produits de base. Cependant, avec une économie totalement brisée qui a traversé des années de guerres internes, les conditions économiques ne permettent pas d’importer de la nourriture, ce qui crée par conséquent une pénurie qui provoque la faim. La conséquence de cette pénurie se combine à l’inflation élevée, ce qui, selon le ministère soudanais de la santé et les agences des Nations unies, aboutit au nombre effarant de trois millions d’enfants soudanais souffrant de malnutrition aiguë.

En plus de ces problèmes économiques très graves, le Soudan doit lutter contre la saison des pluies en période de déséquilibre environnemental.  Ainsi, des milliers de personnes ont été touchées dans tout le bassin du Nil soudanais. Fermes inondées, productions détruites, maisons détruites, et même des villages emportés par les eaux. Au moins 50 personnes sont mortes.

Nous assistons donc à une combinaison de facteurs tels que l’inflation accélérée, les pénuries alimentaires, le chômage (seuls 12 % de la population ont un emploi régulier), le manque d’électricité, les hôpitaux dépourvus de médicaments pour combattre la Covid-19 entre autres maladies graves, et l’incapacité à résoudre le problème des 3 millions de personnes vivant dans des camps de réfugiés et qui ne peuvent pas retourner dans leur pays. Ainsi, face à tous ces problèmes, les différentes personnes concernées par de telles difficultés ont organisé de nombreuses manifestations et la réponse du gouvernement a été d’utiliser la police pour les réprimer avec violence et même en utilisant des balles létales, causant de nombreux décès.

Le coup d’État du 25 octobre dernier a donc été une mesure visant à accroître encore davantage la répression contre les masses en lutte, et à poursuivre la politique économique d’austérité et de privatisation des terres de l’État contrôlée par les militaires, combinée à la nécessité de maintenir un gouvernement et un régime militaire dictatorial qui défend les génocidaires, les protégeant même d’un procès et d’une condamnation pour leurs crimes devant la Cour pénale internationale.

L’organisation par quartier et le rôle des femmes

Le changement de gouvernement en 2019, même avec la présence de l’Association des professionnels soudanais, n’a pas changé le régime politique, qui reste contrôlé par les militaires et les miliciens accusés de génocide.

La résistance au coup d’Etat a été marquée par des mobilisations massives dans le centre de Khartoum et à Omdurman, mais de nombreuses mobilisations se concentrent dans les quartiers où le contrôle répressif est moindre. C’est dans les quartiers qu’opèrent les Comités de résistance, ou Comités de quartier, nés de la nécessité pour les manifestants de s’organiser dans leur vie quotidienne pour affronter l’appareil sécuritaire répressif de l’État : le National Intelligence and Security Service (NISS)[3], les Rapid Support Forces (RSF) et les milices alliées. Ils se sont développés pendant le pic du mouvement de protestation au début de 2019 et sont restés actifs depuis.

Femmes des Comités de Résistance portant des troncs d’arbres pour bloquer les routes

Ces comités dans les quartiers ont une caractéristique très particulière : la participation des femmes et le rôle qu’elles jouent dans ces comités de quartier et/ou de résistance. Et c’est précisément dans l’un des pays où les droits et la liberté des femmes sont tellement bafoués, avec par exemple l’imposition de lois alliées à des questions morales et religieuses comme la charia, que les femmes jouent un rôle clé dans le processus de résistance au coup d’État actuel.

En général, les militant.es d’autres pays ne comprennent pas l’importance, la force et la dimension du rôle des femmes dans les luttes au Soudan. Nous recommandons la lecture de l’article « La lutte des femmes dans une révolution inachevée » publié en 2020[4].

Des femmes des comités de résistance transportent des troncs d’arbres pour bloquer les routes.

Contre le coup d’état. Pas d’illusions sur le Conseil souverain

Il faut dire haut et fort que le coup d’État signifiera : a) le retour des mutilations génitales féminines ; b) la fin du droit au choix religieux ; et surtout, il signifie une plus grande militarisation par rapport aux luttes et le renforcement des milices telles que les Janjawids[5].

Par conséquent, nous disons : à bas le coup d’État !

Cependant, nous insistons sur le fait qu’être contre le coup d’État ne signifie pas que nous devions défendre le gouvernement de conciliation de l’Association des professionnels soudanais, car avec les militaires, ils ont ouvert l’économie, vendu les ports, fait grimper l’inflation à 400%, payé la dette extérieure[6] au prix d’un manque de nourriture et de médicaments dans les hôpitaux.

Dans ce processus de résistance au coup d’État, il est nécessaire de construire une organisation indépendante basée sur les syndicats, les comités de quartier/résistance, sur la jeunesse et sur l’immense majorité des pauvres qui vivent dans les campagnes.

Seul un gouvernement des travailleurs et des pauvres basé sur des organisations de base et de classe pourra rendre la terre aux paysans pauvres et ainsi vider les camps de réfugiés et ramener chez eux ceux qui ont fui vers d’autres pays.

Seul un gouvernement des travailleurs et des pauvres basé sur des organisations de classe et de base pourra réorganiser la production alimentaire et combattre la faim.

Seul un gouvernement des travailleurs et des pauvres basé sur des organisations de base et de classe pourra donner de l’espoir à la jeunesse.

En ce sens, nous revendiquons le programme présenté par le journal anglais Socialist Voice, organe de l’International Socialist League, section anglaise de la Ligue internationale des travailleurs (LIT-CI) et nous ajoutons :

* A bas le coup d’état ! Tous les militaires hors du gouvernement !

* Libération de tous les prisonniers politiques.

* Jugement et punition pour tous les militaires qui ont participé au coup d’État militaire et qui ont commis des crimes.

* Pas de dialogue, pas de négociations avec les militaires.

* Renvoi de tout le personnel militaire en poste dans les administrations et les entreprises.

* Arrêt du paiement de la dette extérieure illégale et immorale. Fourniture et distribution de nourriture et de médicaments.

* Dévolution des terres et leur attribution à tous les réfugiés.

* Fin des violences faites aux femmes et indemnisation de toutes les victimes de la violence d’État.

* Justice pour les génocidaires du Darfour. Tous les criminels des Forces armées soudanaises (SAF) et des Janjawids doivent être jugés et condamnés pour leurs crimes.

* Pour une Assemblée Constituante libre et démocratique avec une large participation des travailleurs, des comités de quartier et de la résistance qui réorganisera le pays dans l’intérêt de ceux qui sont dans le besoin.

* Pour un gouvernement des travailleurs dans leurs comités au travail et leurs comités de quartier/comités de résistance.

[1] Association des professionnels soudanais (SPA).

[2] Forces de soutien rapide (RSF).

[3] Service national de renseignement et de sécurité (NISS).

[4] Article d la LIT-QI disponible en portugais.- https://litci.org/pt/62649-2/

[5] Janjaweed signifie en langue locale « le diable à cheval ». Il s’agissait d’une milice qui agissait parallèlement à El Béchir; elle s’est fait connaître pour sa brutalité, comme le viol de femmes et d’enfants, l’esclavage sexuel et les mutilations génitales de ses victimes lors des déplacements forcés et des manifestations. Cette milice a été incorporée à la police d’État agissant conjointement. Et l’ONU elle-même a même été dénoncée pour avoir formé des membres de ce groupe afin qu’ils agissent en tant que soldats de la paix dans la région.

[6] La dette extérieure a été créée pour faire la guerre à la population du pays, et pour cette raison c’est une dette illégale et immorale qui doit faire l’objet d’une suspension immédiate de son paiement.

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