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Entretien avec Ludmila, ouvrière chez Arcelor Mittal à Kryvyï Rih

Le 26 décembre 2022

Entretien réalisé avant que les coupures d’électricité, de gaz, d’eau et d’internet ne s’aggravent.

Nous publions cette interview de la camarade Ludmila, ouvrière chez Arcelor Mittal à Kryvyï Rih et membre du syndicat des mineurs, qui participe à la campagne de solidarité avec la résistance ukrainienne. Cette interview a été réalisée il y a deux semaines, avant que les coupures d’électricité, de gaz, d’eau et d’internet ne s’aggravent et ne paralysent davantage la situation.

Florence – Pour nous, cette campagne de solidarité internationale avec la résistance des travailleurs ukrainiens est et reste extrêmement importante. Ici, aux États-Unis et dans de nombreux autres pays, nous avons organisé des collectes de fonds auprès d’autres secteurs de travailleurs industriels afin de recueillir une solidarité directe avec les travailleurs d’Ukraine. Peux-tu nous parler d’abord de la façon dont la guerre affecte les femmes dans les mines, sur le lieu de travail ?

Ludmila – En ce moment, à l’usine et à la mine, une proportion très importante de femmes sont suspendues, mises à pied, à domicile, recevant deux tiers de leur salaire nominal. La plupart des hommes sont au front, et la plupart des femmes sont à la maison, avec un salaire moindre. Dans mon cas, je travaille de façon temporaire, mais de janvier à mars, nos contrats seront à nouveau suspendus. Dans les mines, j’ai ma sœur et mon frère, et moi, je suis à l’usine. À la mine, ils travaillent en huit équipes par mois, c’est-à-dire que c’est aussi un travail très réduit. Et non seulement il y a des suspensions de contrats, mais quand nous travaillons, à cause des bombardements, les lumières s’éteignent soudainement et tout s’arrête, et nous nous retrouvons dans les mines et les usines dans l’obscurité totale. La production s’arrête, et des situations dangereuses apparaissent parce que les coupures sont imprévues. Tout cela rend très difficile l’exécution des travaux de production et met notre sécurité en danger.

Florence – Lorsque nous avons réalisé le premier convoi de solidarité avec le syndicat, nous savons qu’une partie des fonds a été utilisée pour acheter des tasers pour l’autodéfense des femmes. Peux-tu nous expliquer pourquoi il est important pour les femmes d’avoir le droit à l’autodéfense, et nous parler de la vie quotidienne des femmes dans cette situation de guerre ?

Ludmila : Cela se passe ainsi : les usines se  trouvent sur de vastes territoires, et comme il y a moins de gens à cause de la guerre, et que la production est à moitié à l’arrêt, et qu’on travaille en horaires de nuit, avec en plus un taux de chômage de 30% de la population, on est confronté à une décomposition sociale et à beaucoup de délinquance. Nous sommes dans un contexte où il y a des personnes déplacées d’autres villes qui arrivent, et ce sont des inconnus. Nous ne savons pas comment, soudainement, sur le territoire des usines, la nuit, apparaissent des types qui, bien sûr, viennent là pour voler quelque chose, pour prendre quelque chose, il y a là du métal, il y a des choses qui peuvent avoir de la valeur pour la revente sur le marché noir, et donc, ils surgissent soudainement, de nulle part, et bien sûr, cela génère de la peur et ça produit une situation de tension, la crainte de ne pas pouvoir se défendre.

La ville où je vis et travaille est une ville ouvrière, mais il y a beaucoup de gens qui viennent ici et qui ont d’autres caractéristiques, ils sont très insolents, ou effrontés, dirions-nous. Il y a des secteurs lumpen, qui sont impliqués dans d’autres activités. La situation devient donc difficile, avec des étrangers, des personnes qui se comportent de manière très agressive, il est donc important pour nous d’avoir les tasers.

Florence – Et comment ça se passe dans votre usine et dans la mine ? Nous savons qu’à ArcelorMittal, il existe 12 syndicats pour 14 000 travailleurs et que sur ces 12 syndicats, il n’y a qu’un seul syndicat indépendant, qui défend les travailleuses, et qui compte un très petit nombre de membres. Les autres sont des syndicats d’entreprise, des syndicats jaunes.

Ludmila – Nous avons une guerre interne avec l’entreprise, et cela se produit parce qu’ils nous renvoient à la maison en suspendant nos contrats de travail, avec deux tiers [de nos salaires]. Savez-vous ce que cela signifie ? Ça veut dire 150 dollars par mois de salaire. Non, moins : 120. Ces 120 dollars font 5 000 hryvni, vous comprenez? Donc, cela met les gens sur la défensive, et pas seulement à cause de la guerre, mais aussi à cause de la guerre avec l’entreprise, avec ce type d’entreprise qui, arguant du manque de production avec l’argument de la guerre… Nous avons au moins 300 camarades affiliés dans l’usine qui sont de l’entreprise, puis il y la sous-traitance, qui en représente environ 150 de plus, au total ; pour une usine qui a 9 000 personnes de l’entreprise, et en ajoutant les autres, jusqu’à 14 000. Dans l’usine et à la mine, ça ferait 400 personnes au total. Dans l’usine, la moitié des salariées sont des femmes, c’est-à-dire que sur 9 000 personnes dans l’entreprise, 4 500 sont des femmes ; dans la mine, c’est beaucoup moins, plus ou moins 10 %, j’estime. Mais dans l’usine, c’est 50-50.

Florence – Peux-tu nous parler du rôle que jouent les femmes dans la résistance à l’invasion russe ?

Ludmila – En ce qui concerne mes contacts directs avec les camarades femmes qui sont volontaires, dans mon atelier, c’est-à-dire de la même brigade de travail, de l’équipe de travail, j’ai une camarade femme qui s’est inscrite comme volontaire pour aller au front, mais elle n’a pas encore été appelée. En général, c’est ce qui se passe. J’ai vu cela aussi, qu’ils ne recrutent pas, même si beaucoup se sont inscrites comme volontaires. Dans notre syndicat, il y a beaucoup de femmes au front, même si la plupart sont des hommes. Dans notre syndicat, il y a 10% des membres qui sont au front.

Les femmes s’organisent également pour assurer la nourriture de ceux qui sont dans les tranchées, c’est-à-dire pour préparer l’aide humanitaire à partir de ce qu’elles reçoivent. Elles préparent des rations à emporter au front de certains aliments très appréciés, comme le fameux vareniki, qui est le plat traditionnel et le plus apprécié de tout Ukrainien, ils sont très heureux qu’un peu de vareniki leur parvienne dans les tranchées.

Aujourd’hui, le travail des femmes pour aider le front est organisé de deux manières : comme les grands froids ont commencé à se faire sentir et que les gens ont commencé à tomber malades, il y a des ateliers dans les villes qui se mettent en place par des entreprises ou des coopératives auto-organisées, pour coudre des vêtements de camouflage pour le front. Dans les tranchées aussi, il y a des gens qui ne sont pas blessés mais malades, ce qui est lié à des maladies du froid plus qu’autre chose, et on envoie des médicaments. Les camarades femmes s’organisent pour collecter des médicaments et les envoyer au front comme aide humanitaire. Et aussi dans les hôpitaux où se trouvent les blessés, pour les soins, parce que ce que l’hôpital lui-même fournit n’est pas suffisant, comme la nourriture et les vêtements pour qu’ils puissent se changer et ainsi de suite.

Erika – Je voudrais poser une question, mais je voulais d’abord exprimer ma solidarité avec Ludmila. C’est très triste de savoir que vous êtes au milieu d’une guerre, d’une invasion comme celle-ci, et de la souffrance que cela doit être pour toute la population et surtout pour les femmes. Nous savons que dans la vie quotidienne, il y a toujours la question de la double journée de travail, la surcharge de travail domestique pour les femmes, comment cela s’intensifie-t-il dans le cadre de la guerre ? Quelles sont les conséquences de la guerre pour les femmes en termes de soins familiaux, de garde des enfants, si les services fonctionnent encore, les crèches, les écoles ?

Ludmila – Sur la question des enfants, l’aide humanitaire des convois que vous avez envoyés comprenait des « Pampers » – des couches jetables, une grande marque de couches jetables – parce qu’il n’y en avait pas ici, il y a une pénurie. Et nous, les affiliées au syndicat, nous les avons distribuées, et les camarades étaient très reconnaissantes et nous disaient : « Eh bien, combien je te dois, combien c’est ? – Rien du tout, c’est une aide de solidarité d’autres camarades » ! Oh, [répondaient-elles], surprises que quelque chose puisse être gratuit dans cette situation où ils font tout payer, même les uniformes des soldats. C’est qu’il y a aussi les affaires liées à la guerre. Et puis, le syndicat, avec cette aide, a montré une utilité quant aux besoins des mères qui ont des enfants. Spasiba, spasiba (merci, merci), ma chère, disent-elles. Toutes les camarades vous transmettent, à vous et à tous ceux qui ont organisé le convoi, un grand merci, un très grand merci, de la part des camarades de la base qui sont là. Moi, par exemple, j’ai une mère malade, et j’ai reçu un petit montant d’aide humanitaire au niveau de la ville, qu’ils ont distribuée. Maintenant, c’est beaucoup plus difficile, car avec les bombardements, ils coupent l’eau toutes les quatre heures, alors nous devons aller chercher de l’eau ; il y a des coupures d’électricité, et il est beaucoup plus difficile d’organiser la vie de la maison et de la famille. Ma mère vit avec moi, je dois donc m’occuper d’elle. Ma mère a 74 ans et ne quitte pas la maison, elle est dans une situation de grande dépendance et il faut que quelqu’un vienne constamment l’aider. Il y a aussi un gros problème avec les enfants qui sont à la maison et qui ne peuvent pas aller à l’école. Il y a beaucoup de problèmes avec l’éducation, parce que les enfants veulent aller à l’école, mais, bon, avec les bombardements, on ne peut pas…..

Marisa – Ici, au Brésil, nous sommes au courant de cette guerre absurde qui se déroule en Ukraine, que la Russie a envahie, et de quelques nouvelles qui sont arrivées ici et que j’aimerais que tu commentes, au sujet de la violence contre les femmes dans la guerre, parce que nous avons un exemple ici – qui n’était pas vraiment une guerre, mais c’était comme si c’était une guerre contre les pauvres – dans laquelle le Brésil a envahi Haïti pour garantir (entre guillemets) « la paix en Haïti » et il y a eu plus de 2.000 dénonciations de viols de femmes en Haïti, et nous savons que cette pratique est une tactique de guerre, une tactique militaire, la violence contre les femmes. Je voulais savoir si c’était le cas en Ukraine, s’il y a aussi cette pratique de violence contre les femmes là-bas.

Ludmila – C’est vrai. Il est absolument certain que le viol et les abus sont des armes de guerre ; ils existent et nous les connaissons. Ici, ce n’est pas une zone occupée par des troupes, mais c’est toujours une situation très tendue pour nous de sortir de la maison, à cause de l’obscurité. Outre le fait qu’en hiver, la période d’obscurité est beaucoup plus longue ici, et qu’il y a maintenant des coupures de courant, ils allument un peu les lumières à 5 heures du matin parce que c’est le moment où les gens sortent pour aller travailler, puis ils les coupent à nouveau. Et c’est plus ou moins ça. Je dis toujours : n’ouvrez à personne, je ferme tout, je sors avec mon spray, avec mon taser, pour me rassurer, mais c’est vraiment l’obscurité et une situation tendue qu’on vit jusqu’à ce qu’à ce qu’on arrive au travail et, comme je l’ai expliqué, au travail aussi ; ce sentiment de vulnérabilité qui existe. Et il y a beaucoup de toxicomanes, pas seulement des alcooliques, mais des drogués de toutes sortes. De plus, parmi les occupants russes, il y a beaucoup de toxicomanes qui n’ont pas toute leur tête.

Florence – Merci beaucoup, Ludmila, nous allons continuer la campagne de solidarité ouvrière avec la classe ouvrière ukrainienne. La solidarité matérielle est plus importante aujourd’hui que jamais, avec l’arrivée de l’hiver et les effets destructeurs des bombardements sur les infrastructures d’eau et d’énergie en Ukraine.

Ludmila : Tout ce que je vous dis, les filles, c’est que je vous remercie beaucoup, énormément, pour toute cette campagne de solidarité que vous faites, et qui nous renforce beaucoup ici. Je partage également avec vous le fait que j’attends avec impatience le moment où la guerre sera terminée et où nous pourrons nous rencontrer en temps de paix et continuer à échanger sur ces questions.

Crédits image : Katya Gritseva

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