Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Ce quatrième article de la série est constitué par une interview d’Alexandra, devenue activiste à l’occasion de cette lutte. C’est sa première bagarre sociale, et elle s’y est investie complètement.
Le 13 avril 2023
Peux-tu te présenter rapidement et nous expliquer comment tu en es venue à participer à cette lutte ?
Je m’appelle Alexandra. Moi, je ne suis pas du tout sur les piquets : c’est le premier que je fais ! Je ne me serais pas dit que j’aurais une place ici si on ne m’en avait pas parlé.
J’ai fait toutes les manifs depuis le début du mouvement. Mais sinon, je ne suis pas une grande manifestante. Après le 7 mars, peut-être une semaine après, ils nous ont demandé de l’aide. J’avais déjà fait beaucoup de manifs, et ça me saoulait : il ne se passait rien, ça ne changeait rien. C’est mon père qui m’en a parlé. Il est syndiqué, délégué syndical CGT, assez proche de l’UL Issy-Meudon. Il m’a dit que les grévistes avaient besoin d’aide. Le premier jour, je suis donc venue avec mon père et mon frère, faire le piquet. Eux, ils allaient au boulot, et moi je suis restée, comme je n’ai pas de travail en ce moment. J’ai commencé à me faire des potes. Quand il y a des gens qu’on a envie de revenir voir, on revient. Je suis revenue. En plus ça me plaisait, parce que je voyais qu’on faisait un peu la différence. Ils m’ont fait visiter l’intérieur de l’usine. Très bonne ambiance. J’ai réussi à amener une de mes potes, qui venait aussi. C’était très sympa. Et j’ai fait deux semaines comme ça ! A un moment, j’ai eu un petit problème de pied, à force de rester debout pendant très longtemps. Je suis allée chez le médecin qui m’a dit de me reposer. J’ai un peu de mal à ne pas beaucoup dormir, mais je suis là ! J’ai donc fait deux semaines, et je commence à être moins présente parce que c’est ma première mobilisation et je ne sais pas trop comment m’économiser. Je me rends compte que le rythme que les gens tiennent, je ne suis pas trop capable de le tenir ! Donc ce matin, je n’ai pas trop réussi à être là tôt. Et j’ai de plus en plus de mal. Du coup, je suis là, mais je commence à me rendre compte qu’on ne peut pas trop compter sur moi.
J’ai l’impression au contraire qu’on peut beaucoup compter sur toi. D’ailleurs on a beaucoup compté sur toi. Simplement, à un moment, on a besoin de gérer un peu sa fatigue. C’est bien normal… Maintenant, j’aimerais que tu me dises un peu comment tu vois les rapports entre salarié.es, grévistes, soutiens, etc. ; comment les choses ont évolué depuis le début ; et quelles leçons tu tires à ce niveau-là.
Au début quand on est venus, les grévistes étaient très contents de nous voir sur le piquet. Le premier jour où je suis venue, j’ai discuté avec le plus ancien de l’usine, qui m’a parlé de son travail. Il était content de nous voir, parce qu’ils ont tenu l’usine 24h/24, parce que c’est une usije qui a un petit effectif parce qu’elle tourne tout le temps. Et du coup, même s’il y a beaucoup de salariés, ils ne se croisent pas. On a vu plus tard qu’il y a besoin d’être nombreux physiquement pour bloquer. Donc ils ont besoin de se relayer, et ils étaient usés après une semaine à 24h/24. Du coup, les soutiens leur ont permis de tenir un peu plus et de pouvoir aller moins au piquet, parce qu’on était déjà un peu plus massivement présents.
Après, ça a évolué. Ils ont voté la reprise du travail le vendredi 24 mars…
Tu peux nous en dire plus sur cette reprise du travail ?
Déjà, ce que j’ai trouvé assez étrange depuis le début, c’est qu’à plusieurs moments, ils ont fait des AG pendant que nous, on tenait le piquet. Ça, ça ne me choque pas, mais quand ils ont fait des AG en votant des trucs qui nous concernent – par exemple, le blocage… j’ai trouvé ça hyper-étrange. Je n’étais pas là le vendredi 24 : j’étais partie au Havre. Et je reçois un message : « ils ont voté la reprise du travail ». Je ne comprenais pas. Ce n’est pas la déléguée CGT du site qui nous a dit ça. Mais elle a aussi dit : « par contre, ils sont d’accord pour le blocage ». Je me suis dit que ce n’était pas possible de jouer comme ça sur deux tableaux. Soit on dit : « vous êtes devant l’usine, ça ne vous concerne pas ; vous bloquez si vous voulez, nous [ex-grévistes], on n’a pas notre mot à dire » ; soit on dit : « vous voulez bloquer ? On est très contents, on va vous aider et nous, on va faire la grève ». Je trouvais ça hyper-bizarre que ça ne soit pas coordonné. Et surtout, qu’ils votent que nous, on fasse le blocage, d’une certaine manière. Quand moi, j’ai parlé avec les salariés, ils m’ont dit : « on vote la reprise du travail, mais – ne vous inquiétez pas ! – les soutiens vont continuer à bloquer ! ». Sauf qu’en fait, nous, on n’a pas du tout été informés de ça !
Donc, si je comprends bien, c’est l’appareil CGT qui a un peu dit aux soutiens : « on va lutter, mais vous allez faire le blocage ; nous, on ne fait plus rien ! » ?
Du coup, la déléguée CGT, elle passe parfois, mais on se rend bien compte que la plupart du temps, elle n’a pas d’activité syndicale. Et là, c’est pareil, les flics ont enlevé les banderoles. Donc on se fait lâcher ! Et moi, j’en ai parlé à la déléguée. Je lui ai dit : « AG ouverte ! Il est temps de se coordonner ». Elle a dit : « oui, on a créé un groupe, mais il va falloir qu’on sache comment l’utiliser ». En fait, ça ralentit à fond ! Au lieu de battre le fer quand il est chaud et de se saisir de cet outil, et de s’appuyer sur nous… On pourrait se coordonner, du genre : « vous faites 2 jours la grève ; on bloque le reste », comme ça ils n’ont pas de réquisitions… En fait le syndicat ne nous utilise pas assez, et je comprends qu’ils ne jouent pas à jeu ouvert, parce que je vois que souvent, on a des problèmes avec les RG, il ne faut pas que la police soit au courant… Mais je pense qu’ils ne sont pas de bonne volonté, en fait !
Est-ce que tu penses que toute la CGT de l’entreprise ou de l’union locale joue le même rôle, ou est-ce qu’il y a des nuances qu’il serait intéressant de creuser ?
Oui. Moi j’avais beaucoup parlé, quand on tenait le blocage, peut-être mardi soir. Il n’y avait déjà plus de grévistes. Et il y avait un syndiqué du technicentre de Chatillon. Le type était hyper-chaud. Je vois qu’il y a des différences de points de vue.
Moi j’étais aussi là aussi quand la manif s’est finie à Opéra le 23 mars. De ne pas pouvoir aller jusqu’au bout du parcours, j’ai trouvé ça très, très surprenant. Et j’en ai beaucoup parlé avec des syndiqués, pour leur demander : « à quel moment déclarez-vous une grève ? Vous ne finissez pas le parcours parce que vous avez la trouille des keufs ! Mais surtout, vous vous mettez à la fin du cortège ».
Les syndicats auraient pu attendre, mais ils n’ont pas attendu. C’est les étudiants qui sont allés au turbin et qui sont allés se faire gazer à Opéra. Moi je me disais : si on avait des vagues continues de nouvelles personnes fraiches qui arrivaient… Moi j’y étais, on se faisait défoncer. Mais je me disais : « c’est pas grave, parce que les camarades arrivent… ».
Moi je suis restée jusqu’à 20h, il n’y avait plus personne, je voyais derrière… J’ai vu le ballon CGT Ile de France vraiment très, très loin, se dégonfler et se replier… Et j’étais en mode : « ils se foutent de la gueule de qui, là ? ».
On était très nombreux, on avait beaucoup de potentiel. Je me disais : « on va repousser les keufs ». Et quand quelqu’un de la CGT 92 m’a dit : « fin du préavis de manifestation, tout le monde rentre chez soi », j’ai trouvé ça horrible !
Moi, c’est ma première mobilisation. Tout le monde est choqué, mais du coup, je suis hyper-énervée. Et quand on me dit : « c’est toujours comme ça », moi je me dis : « mais alors, pourquoi on ne brûle pas la CGT ?… »
Est-ce que tu penses qu’il y a des petites nuances entre eux, dans l’appareil CGT, des choses sur lesquelles on pourrait un peu s’appuyer ?
Tu regardes Olivier Mateu à Fos sur Mer…
Ça, c’est une chose ! Mais je parle du niveau local, sur cette lutte…
Au niveau local, moi je vois qu’en fait, on débat énormément de circonstances qu’on ne maitrise pas, et ça, ça me rend hyper-triste. Par exemple, en gros, les délégués de la TIRU d’Issy, c’est leur première mobilisation. Et la déléguée nous a dit : « moi, je ne sais pas trop quoi faire ». Donc elle se retrouve à prendre toute la pression de la CGT d’en haut si jamais ils maintiennent une grève en refusant de parler avec le cadre syndical local. Et comme lui, il a complètement l’habitude – c’est un mec de 40 ans, en plus, les mecs de GDF ils sont très chauds – et donc il en impose ! Du coup, ils la « bouffent »…
Ils la « bouffent » de quelle façon alors, peut-être ?
Je pense qu’ils l’impressionnent. Je ne pense pas qu’elle lutte beaucoup, mais ils l’impressionnent. Quand nous, on lui parle, elle n’est pas très véhémente… Alors que pour le coup, ce cadre CGT, je me suis déjà embrouillée avec lui. Il a ses positions… Ca ne veut pas dire qu’il joue à jeu ouvert… Après, ce que je me dis, et ce sur quoi on peut jouer, c’est : « pourquoi les gens ne se syndiquent plus ? Eh bien c’est à cause de ce genre de choses… ». Nous, quand on va dans des AG et que j’explique que ça fait deux semaines et demie que je suis là et qu’on a besoin de faire ça, les gens me font confiance à moi, mais pas à lui. Même quand on a demandé aux gens de venir à 6h du matin et que tout le monde voyait que ce cadre CGT parlait beaucoup avec les policiers, surtout dans l’ambiance qu’on a maintenant, les gens ne lui font pas confiance… Et il fait des trucs…. On parlait d’AG ouverte, et on voyait très bien qu’il ne voulait pas le faire. Les gens ne sont pas dupes non plus ; et on le voit, parce qu’on a toujours de nouveaux soutiens. Mais les réseaux ne sont pas si puissants. Et surtout, moi, ce qui me fait peur, c’est qu’on n’est pas aussi protégés. Mais, mine de rien, les gens ne sont pas dupes. Et aussi : on a écouté ce qui s’est passé à la CGT, et pas une seule personne n’a dit : « ah oui, mais c’est important, les syndicats… ». Tout le monde sait…
Tu veux dire : parmi les soutiens ?
Oui : l’AG qu’on a fait ce matin. Ça me saoule ! C’est connu, ce qui se passe. Moi, je trouve qu’ils ne font pas leur travail ; ça fait partie de leur boulot, ça !
Les mecs du quart (ceux qui travaillent en 3×8) veulent reprendre la grève, sauf qu’en fait, une AG, ça se fait avec tout le personnel. Et les gars des bureaux n’ont pas envie. Donc en fait, ils se font doubler. Mais parce que les gars des bureaux, ce n’est pas la même chose que ceux qui font du 3×8.
Demain (le 4 avril), il va y avoir une AG… de l’ensemble des salarié.es du site ? Et toi, tu sens ça comment ?
Je pense qu’ils ne vont pas reprendre la grève.
Pourquoi ?
Parce que j’ai parlé avec Léo et c’est ce qu’il m’a dit. Léo, c’est un mec qui est électricien, et on s’est bien entendus. On a été boire un verre. Le jour d’après, on s’est fait virer par les keufs. Et il m’a dit : « non, ça ne repartira pas, parce que les gars de l’usine, c’est des suiveurs ; et si la CGT ne les fait pas repartir, ils ne repartiront pas. »
Et donc là, selon toi, c’est plié au niveau de la CGT : ils enterrent le mouvement ?
On va voir demain. Peut-être que Léo se trompe. Peut-être que le fait que les salariés nous aient vu bloquer pendant tout ce temps et qu’on revienne tous les matins, ça les chauffe ! Après, le problème, c’est qu’il n’y a que l’équipe du matin qui nous voit. Et du coup, je me dis que ça va peut-être repartir. On ne peut être sûr de rien. Mais de ce que j’entends de mes contacts à l’intérieur de l’usine, c’est mort ! C’est mort et ça me saoule, parce qu’ils ont perdu deux semaines de salaire, on les a lancés sur le champ de bataille et voilà !
Et donc globalement, jusqu’à ce jour, avec cette incertitude à propos de demain, tu tires quelles leçons générales de tout ça ?
Dimanche, j’étais en pleine digestion de tout ça, en mal-être complet. En plus, j’ai parlé avec des keufs. Et moi, j’étais bien carrée dans mon schéma tranquille de « on déteste la police ». Et parler avec des gens qui avaient tellement envie de me faire changer d’avis sur leur profession, en disant qu’ils sont victimes de ce qui leur arrive, qu’ils sont d’accord avec nous mais qu’ils n’ont pas le choix, c’est très dur ! Je me disais : on est tellement montés les uns contre les autres ! Comment on peut lutter, quand je vois que même les syndicats nous trahissent ? J’étais trop mal, et je suis encore en train de digérer tout ça, même si je trouve ça super-intéressant, et j’étais très contente de participer à ce mouvement, et je le suis encore. C’est super-cool, aussi… J’en parle beaucoup à mes parents… Mais c’est très dur, quand j’en parle à des gens qui ne font rien, ça me donne envie de hurler. Quand je prends le métro à 18h en rentrant de manif, et je vois bien que les gens rentrent du travail, je ne comprends pas. Je me suis embrouillée avec ma mère qui ne vient pas au piquet et qui ne fait pas de manif parce qu’elle a peur des policiers. Je lui ai dit qu’au piquet il n’y avait pas de policiers, au début, quand il y avait des grévistes. Et elle ne veut pas, parce qu’elle a d’autres trucs dans sa vie. Elle m’a dit : moi, je ne peux pas, parce que je fais tourner les machines, la bouffe et tout. Et en fait, ça devient tangible, ce moment où les gens rentrent à nouveau dans leur quotidien, et sont à nouveau emprisonnés par leur crédit, leur voiture, leur taf, leur patron, leur famille…
Tu sens vraiment ça, maintenant ?
Oui, et ça me rend folle. Et parler avec des policiers, avec qui on est vraiment en confiance, ici – ils n’ont pas sorti une seule fois de gazeuse – et on n’est pas agressifs. Mais s’ils avaient eu vraiment envie de nous casser la gueule à la mode BRAV-M, ils auraient pu nous défoncer ! C’est complètement illégal, ce qu’on est en train de faire. Moi, je les trouve assez soft par rapport aux vidéos que je vois. Et quand ils nous disent : « on est d’accord avec vous, c’est juste qu’on suit les ordres », moi je suis en mode : « moi j’ai appris ça, et ça donne le IIIe Reich, ce genre d’excuses… ». Excuse-nous, mais… non, merci ! Ça me rend hyper-frustrée. Mais qu’est-ce qui peut se passer ? Je me rends compte, déjà, qu’il faut que j’arrive à gérer ma fatigue si je fais d’autres mobilisations. Il faut que je me prépare plus dans la durée et que je me dise que je ne vais pas faire ça tous les jours, et j’ai besoin de me ressourcer, aussi.
Je pense aussi que là, on est en train de construire un réseau et que c’est très important, et que dans toutes les mobilisations, on va se retrouver tous. Il faut qu’on continue à entretenir ça et à se voir à chaque manif. Je pense qu’on se dit, aussi, qu’on est mobiles et je suis contente de savoir que si la CGT ne veut pas compter sur nous, eh bien, on est très capables de s’organiser tous seuls et de bloquer, même si on ne bloque pas très longtemps. C’est déjà pas mal ; en fait, on est assez actifs. C’est en fonction de la nuance et de la réalité du monde, qu’en fait il y a des gens dont on croit qu’ils travaillent pour nous et ils ne travaillent pas pour nous et des gens dont on croit qu’ils ne travaillent pas pour nous et en fait, ils travaillent pour nous. Et surtout moi, je me pose des vraies questions sur la stratégie de la CGT : déjà, s’ils n’agissent pas contre les réquisitions et qu’ils sont en même temps contre les protections des soutiens, c’est quoi leur truc ? Je me pose de vraies questions aussi sur la suite du quinquennat de Macron, en me disant : « si on se prend des 49.3 à chaque fois, alors qu’il y a 3,5 millions de personnes qui sont dans la rue, on fait quoi ? Et je me demande aussi, si en fait, bloquer, ça ne sert pas à rien et s’il ne faut pas juste devenir hyper-chauds et foutre le zbeul partout, saboter tout, cramer tout. Là j’ai vu un centre des finances publiques qui a été incendié, et je me dis : « potentiellement, on ne peut faire que ça. Et les flics, on va se les prendre ! ». Et ça me rend hyper-triste, parce que je vois comment les gens, à Sainte-Soline, se sont fait déchirer la gueule. Mais en fait, je ne vois pas les autres solutions qu’on a !
Donc je vais continuer à digérer ce qui se passe ici, parce que ça a été très intense pendant deux semaines, et peut-être que je ressortirai avec un truc plus constructif. Mais là, pour l’instant, c’est beaucoup de colère, beaucoup de frustration… Et une tentation aussi d’être au cœur de ce qui se passe, donc de bien comprendre les enjeux. Donc, tout ça, c’est assez constructif. Mais je n’ai pas de solution, là, surtout que moi, je me fatigue, et je suis très sûre que les personnes qui tiennent mieux que moi vont aussi finir par se fatiguer, et qu’il faut qu’on se débrouille pour faire des roulements. Mais on se rend compte que leader, c’est aussi une position difficile à prendre, dans le sens où tout le monde ne peut pas remplacer quelqu’un qui est hyper-chaud comme Marcus, qui connait tous les points, qui est dans toutes les boucles… Tout le monde n’a pas envie, en fait. Du coup, c’est très dur de réfléchir à tout ça… Et en fait, ça me rend anar ! Vraiment, vraiment anar ! Parce que moi, j’ai fait de la science politique et on m’a dit : « les institutions, elles fonctionnent et c’est pour ça qu’on passe par là ! ». Quand je vois que ça ne fonctionne plus, je me dis juste : « Anarchie », quoi ! Si nous, on est mieux capables de s’organiser tout seuls que quand il y a des supérieurs hiérarchiques, pourquoi ils sont là ?
Ça, ça nécessite de vastes débats politiques, mais en laissant un peu retomber la fatigue et la colère en même temps, pour digérer bien et élaborer après…
En même temps, on dit que ça nécessite de vastes débats politiques, et moi aussi, quand j’en parle politiquement, de l’anarchie, je me dis que ce n’est carrément pas viable, ridicule et tout. Moi je n’étais même pas communiste. J’ai toujours été d’extrême gauche, mais pas comme ça. Moi, je pensais : planification étatique et tout. Et là, je vois qu’on est mille fois plus efficace en autogestion. Et je ne pensais même pas que c’était possible. Pour moi, c’est irréel. Mais là, AG demain à 6h !… Et comme tout le monde décide, tout le monde est impliqué ; au lieu que ce soit quelqu’un qui donne un ordre comme un cadre syndical, et qui, du coup, n’arrive pas à mobiliser ses gars.
C’est qu’il n’y arrive pas ou qu’il ne veut pas ?
En fait, le même cadre syndical a tenté : moi j’ai déjà parlé avec lui. Un mercredi matin, quand il avait dit : « j’amène tous mes gars », en fait on n’était pas assez ! Il m’a dit : « ouais, même moi, c’est un échec pour moi ». C’est pour ça que je ne sais pas s’il faut être très en conflit avec lui, parce que lui aussi, il a ses propres problèmes, et je pense que lui aussi il s’est fait un peu avoir par des gens de la CGT à l’intérieur aussi, et je pense qu’il ne s’attendait pas du tout à ce que les délégués syndicaux du site encouragent la reprise du travail. Du coup, je me rends compte que décider ensemble, partager le pouvoir, c’est aussi une façon d’impliquer les gens. Donc, si on élit un chef, c’est ridicule ! Ça n’a aucun sens ! On prend toutes les décisions ensemble, et personne ne dira jamais : « moi, je préférerais suivre des ordres »… Du coup, je me dis que potentiellement, on est capables, façon kibboutz, de s’organiser comme ça. Et j’en parlais avec Léo et je trouvais ça très intéressant, et il m’a dit : « A chaque fois, les riches, ils menacent de s’en aller si on les taxe trop ! Mais qui fait fonctionner l’usine ? Qui ? C’est les prolos ! Mais moi, j’avais pas du tout capté ça ! Et il m’a dit : « On demande aux cadres d’allumer les usines ? Eh bien ils font péter les centrales ! Ils vont tout casser en fait. Nous, on est capables de faire démarrer les centrales nucléaires, de les entretenir, etc. On n’a pas besoin des cadres, on n’a pas besoin du patron d’EDF, en fait ». Et du coup, je me dis : « juste l’anarchie ! ». Chacun se trouve un taf, on s’organise bien, on fait des petites communes, et puis voilà, c’est tout !
C’est un vaste débat ! C’est intéressant ! En plus, sur les rapports entre autogestion, planification etc., il y a matière ! Tu as envie de rajouter quelque chose ? Parce que là, on sent que tu en as « gros sur la patate », et c’est même émouvant de t’entendre…
Là, je suis là-dedans : réussir à démêler. Quelle est ma place ? Comment je fais, comment je me préserve ? Qu’est-ce que nous, on peut faire en tant que mouvement ? Est-ce qu’on est en mouvement ? Et ça prend du temps…
Et c’est beaucoup de questions qui te tombent dessus en même temps ! Ça les rend plus difficiles à démêler, non ?
Oui, mais c’est normal, parce que c’est hyper-intense, ce qu’on est en train de vivre là ! Mine de rien, je voyais qu’il y a plein de camarades qui sont organisés et qui militent depuis très longtemps, et on se retrouve collés côte à côte, alors que moi, je suis un gros bébé, que j’ai encore rien fait et que c’est mon premier truc, et qu’il y a plein de gens qui viennent de milieux très différents. Du coup, on se retrouve à avoir un liant assez solide, quand même. Et on se demande : qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on fait un truc comme les Gilets jaunes et on fait un truc de notre côté, genre « Nique la CGT ! ». Et c’est cool de pouvoir se reposer sur plein de personnes et de pouvoir prendre les décisions collectivement et de se dire, au pire : « OK, on s’est trompés, mais on s’est trompés sans accaparer le pouvoir. On s’est trompés parce qu’on a besoin d’apprendre ». Et du coup, on apprendra !
Propos recueillis par Michaël Lenoir le 3 avril 2023.