ven Mar 07, 2025
vendredi, mars 7, 2025

Petite chronique de lutte à l’incinérateur d’Issy-les-Moulineaux 3 – Interview de Marcus, un activiste en soutien depuis le début

Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Ce troisième article de la série est constitué par une interview de Marcus, un activiste extrêmement présent sur la lutte, depuis le début.

Le 2 avril 2023

Dis-nous qui tu es et comment tu as été amené à venir ici. Qu’est-ce qui t’a motivé pour faire ça ?

Je m’appelle Marcus, je suis un jeune travailleur dans le privé. Aujourd’hui je suis sur le blocage de l’incinérateur à Issy-les-Moulineaux en soutien au personnel qui bosse sur le site. Et aussi parce que c’est un mouvement populaire. Donc on agit, on bloque en se mobilisant contre cette réforme, et plus généralement aussi contre ce système, qui devient de plus en plus oppressant.

Combien de nuits as-tu passées ici ?

Je ne sais pas si on peut parler de nuits. Quand je viens, c’est 6h-23h généralement. Après, j’ai fait une nuit avec O. – je suis arrivé à 17h, je suis reparti à 10h pour travailler le lendemain, je suis revenu le lendemain, je suis revenu juste après, enfin voilà…

Comment as-tu eu vent de ce qui se passait ici ? Et pourquoi tu as choisi cette lutte-là plutôt qu’une autre ?

J’ai de la famille qui loge sur Issy-les-Mx, et qui n’est pas très loin. J’ai vu des appels à venir. Je suis venu le premier jour, et j’ai vu comment ça se passait. J’ai essayé de me coordonner avec des gens sur les différents lieux. J’ai vu qu’ici il y avait particulièrement besoin de monde. Donc je suis venu le lendemain. On a continué, et on a créé un petit groupe d’habitué.es, et nous nous chargeons de coordonner les présences pour assurer le blocage 24h/24, 7j/7.

Comment ça s’est passé ? Il y avait une grève, au début très suivie ? Quelles étaient les relations au début entre les soutiens, comme toi, et les grévistes ?

C’est une partie assez compliquée qu’il a fallu gérer. Là je vais parler de l’incinérateur d’Issy-les-Mx. C’est un mouvement qui a été lancé le 7 mars à l’appel de l’intersyndicale. Les salarié.es ont tous été grévistes et iels ont bloqué le lieu. Iels l’ont fait pendant 2 semaines, avec des soutiens. Ce qui s’est passé il y a maintenant une semaine, c’est qu’on a eu droit à toutes sortes de pressions internes et de réquisitions. Donc aujourd’hui on s’organise avec les salarié.es pour assurer l’intérim de ce blocage.

Quand tu dis « assurer l’intérim », ça veut dire qu’il y a besoin de reprendre le travail pour une certaine durée et repartir en grève après ? Il s’agit de reprendre son souffle ? Comment est-ce que tu analyses cette période ?

L’objectif, après avoir discuté avec les salarié.es, c’est de faire profil bas pour reprendre une grève plus intense derrière. Aujourd’hui, on a le SYCTOM – le propriétaire de ce lieu – qui intensifie la pression auprès du personnel, que ce soit parce qu’il monte nous voir, ou qu’on descend pour aller aux toilettes, etc. Donc aujourd’hui on se retrouve de plus en plus face à une voie sans issue stratégique au vu de la grève des éboueurs qui a pu précéder toutes les actions réalisées.

A propos des liens qui existent entre les trois sites (Issy, Ivry et St Ouen) : comment est-ce que ça s’est organisé dès le début, étant donné que c’est la même société et c’est le même syndicat ? Comment est-ce que le rapport entre les trois a fonctionné du côté des syndicats et des soutiens ?

Il faut vraiment différencier les soutiens, les syndicats et les salariés, vu que c’est trois modes d’action complètement différents. C’est un peu plus vrai pour les salariés et les soutiens ; et un peu plus faux pour les salariés et les grévistes. Les salariés agissent au nom du syndicat ; ce qui s’est passé, c’est qu’au début du mois de mars, l’incinérateur d’Issy-les-Mx a lancé le mouvement, en coordination avec les autres incinérateurs. Ça a été ici le premier vrai blocage, mais un blocage qui a très vite été suivi sur les autres structures. Après, les syndicats, notamment avec les délégués syndicaux etc. ont réussi à se coordonner sur le début de cette lutte. Aujourd’hui, par rapport aux syndicats, on se retrouve sur une voie sans issue : le syndicat est là pour représenter les salarié.es, mais il ne faut pas non plus oublier les salarié.es et les soutiens qui sont très importants. C’est eux qui s’occupent de la gestion du lieu 24h/24 7j/7, donc l’organisation repose sur leurs épaules. C’est ce qui s’est passé notamment ici à Issy-les-Mx où on a eu des discussions avec les représentants syndicaux pour mieux organiser cette lutte. L’objectif du syndicat est d’avoir plus de visibilité ; l’objectif des soutiens et des salarié.es – on est soutiens, donc on agit avec les salarié.es de la TIRU d’Issy-les-Mx – c’est d’assurer le blocage pour stopper les fours. On est sur deux logiques complètement différentes.

Comment on se coordonne au niveau des soutiens sur les trois différents points de blocage, et même plus : il faut savoir qu’il y a des dépôts qui sont aussi bloqués, notamment à Romainville. On se coordonne via des groupes qui sont organisés. Il y a plusieurs groupes : un groupe qui coordonne le sud, un groupe qui coordonne le nord, et des groupes assez généralistes, où on a des personnes – des soutiens – assez fixes sur les lieux, qui s’occupent de centraliser toute l’information, pour pouvoir mieux rediffuser ensuite : les appels à l’aide, et expliquer la situation sur les différents points de blocage. C’est un peu de l’autogestion, qui marche bien.

Est-ce que, par exemple, les soutiens d’Ivry peuvent venir ici si c’est chaud ici ; et l’inverse ?

Totalement, parce que le groupe d’Ivry et le groupe d’Issy-les-Mx sont un groupe en commun. Donc on a forcément les habitué.es d’Ivry, les habitué.es d’Issy. L’objectif, comme on se l’est dit lundi, au niveau des soutiens, c’est d’équilibrer la balance : quand il y a besoin de renforts d’un côté, on y va ; quand il y a besoin de l’autre, on y va. Jusqu’à présent, à Issy-les-Mx, on a été assez tranquilles, on n’a pas eu de problème particulier. On a réussi à assurer les filtrages ainsi que les blocages. Aujourd’hui, face aux répressions, et face à l’intervention de la SYCTOM dans la mobilisation, on va avoir droit à un durcissement des conditions pour bloquer, voire même à une évacuation par les forces de police. Donc des appels ont été lancés dans chaque groupe, et beaucoup de soutiens d’Ivry seront présents demain.

Et avec St Ouen, comment est-ce que ça s’est articulé ? Il y a des rapports du même genre ?

A St Ouen, ils sont dans la même logique qu’Ivry et Issy-les-Mx. Aujourd’hui, ils se retrouvent face à une fermeture, parce que le lieu de stockage de l’incinérateur est plein et les fours sont éteints et en réparation actuellement. Donc ils ne peuvent pas brûler les déchets et ne peuvent pas en stocker davantage vu que la fosse est pleine.

Ce site est donc HS, et on ne l’utilise pas. Donc au niveau des incinérateurs, il n’en reste plus que deux : celui d’Ivry et celui d’Issy-les-Mx où des actions ont lieu tous les jours. Mais il ne faut pas non plus négliger tous les centres de dépôt et les déchetteries où les déchets sont stockés. Donc forcément, pour le gouvernement, c’est une solution à court terme – ça permet d’évacuer les quelques déchets qui trainent – mais sur le long terme, les déchetteries vont être amenées à avoir une fosse pleine. Et alors, ça sera un problème assez collectif et – pourquoi pas ? – le retour des poubelles sur Paris.

Si je comprends bien : les déchetteries et les dépôts, comme à Romainville, ont une certaine capacité de stockage, et après, ça doit être incinéré ? Ou comment ça se passe ?

En fait, dans un incinérateur, les déchets arrivent, sont stockés dans une fosse, et ensuite, une pince est activée pour déplacer ces déchets vers les fours. Dans le cas de St Ouen, la fosse est pleine. Elle est engorgée et on ne peut pas la désengorger en ce moment étant donné que les fours sont éteints, HS. Donc c’est une voie sans issue pour l’incinérateur de St Ouen. Malgré nous, mais c’est une situation qui aide ! Ça nous permet de nous concentrer sur deux points.

A Romainville, c’est bloqué ?

A Romainville c’est bloqué ; puis débloqué ; puis re-bloqué ; puis re-débloqué, etc.

On joue un peu au chat et à la souris ?

Exactement. Les forces de police sont présentes sur place. Énormément de soutiens sont présents sur place. Mais le fait d’être présent.es devant ces dépôts est important, parce que ça permet aux éboueurs de voir qu’ils ne sont pas seuls dans la lutte, que c’est une lutte commune. On va tous avoir une retraite plus tard. Donc, il ne faut pas non plus se concentrer sur le secteur des éboueurs, égoutiers, incinérateurs, etc. mais aussi se dire que la lutte continue partout. Notamment dans les raffineries, où on va arriver à une pénurie de kérosène si la mobilisation continue comme ça.

Comment vois-tu les perspectives ? A tout le moins, ce secteur connait une pause, ou un ralentissement dans la dynamique de lutte. Qu’est-ce qui pourrait relancer la lutte dans ce secteur-là ?

Ce qu’on a fait jusqu’à présent, je ne dirais pas que c’est une victoire, parce qu’une victoire, on l’aura une fois que la réforme sera supprimée. Mais c’est quand même assez fort de se dire que des soutiens ont tenu deux semaines à bloquer des sites d’incinération et ont réussi – là je parle plus pour Ivry – à résister à la répression des forces de l’ordre.

La suite ? Tout le monde doit comprendre que l’objectif de base, c’est une grève générale. En 2023, on n’a pas connu le niveau de grève qu’on a pu connaitre en 2019, donc la grève a moins impacté ; mais les mobilisations et les actions ont été plus intenses. Les actions sont très importantes, que ce soit sur des lieux stratégiques, ou ailleurs.

Aujourd’hui dans ce secteur, on n’est un peu coincé à cause des réquisitions. Il y a de la fatigue, de l’essoufflement aussi. Mais je pense qu’il ne faut pas lâcher et se dire qu’il y a d’autres secteurs en grève depuis un moment – les cheminots y compris, qui sont passés nous faire un coucou ce matin – et il faut la convergence des secteurs. Ça devrait être le mot d’ordre.

Quels cheminots ?

Les cheminots du RER C, donc Versailles Chantiers, qui sont aussi en grève reconductible depuis le 7 mars et qui n’ont pas lâché. Et eux se rendent disponibles pour les différentes actions, donc ils agissent comme soutiens ; et à nous de les soutenir quand ils ont besoin de nous.

Tu disais : ce qu’il faut c’est une grève générale. Comment tu penses qu’il faut s’y prendre ? Quels sont les leviers qu’on peut essayer d’activer pour aller vers une grève générale, nécessaire au minimum pour en finir avec la réforme des retraites mais peut-être plus encore : en finir avec Macron et son monde…

Je pense que le rêve pour toutes et tous, ça serait d’arriver à une grève générale, donc un blocage du pays. C’était le mot d’ordre au début de cette lutte. La grève n’est pas gratuite, elle a un coût : mental, physique, financier. La grève c’est fatigant : quand on fait la grève, on ne dort pas, on lutte et on est mobilisé.e et je dirais même qu’on travaille plus qu’au travail. Elle a un coût financier aussi ; c’est d’autant plus vrai pour les personnes qui ont des bouches à nourrir, une famille à loger etc. Il y a les loyers derrière ; avec l’inflation ce n’est pas facile. Et les secteurs qui se mettent en grève, c’est aussi des secteurs précaires. Tout cela fait que la grève devient de plus en plus compliquée. C’est pour cela que je disais qu’il faut aussi privilégier les actions. C’est pourquoi les soutiens sont très importants. On arrive à un moment où la lutte se renouvelle : il ne faut pas avoir peur de l’inconnu ; mais il faut l’apprivoiser et renouveler les méthodes.

Qu’est-ce que tu penses de la gestion de la lutte, des rapports entre les organisations et la base, etc. ?

On reproche au système politique d’être vertical, très hiérarchisé. C’est ce qu’on retrouve dans toutes les institutions y compris les syndicats. Et c’est aussi un problème au niveau de la lutte : on a une base qui est très chaude, qui est présente sur toutes les actions ; mais on a des délégués syndicaux, une direction syndicale qui n’est pas dans cette optique. Parce que derrière, il y a des accords ; parce que, derrière, l’objectif est de garder les subventions dans la durée ; parce que l’objectif est de ne pas être discrédité aux yeux du gouvernement. C’est assez compliqué à gérer quand on a une base qui est prête à aller jusqu’au bout et qu’on a une direction qui n’est pas dans cette optique-là, qui n’est pas représentative de la lutte et de la mobilisation. Aujourd’hui, c’est pour ça qu’on s’organise et qu’on privilégie l’autogestion. Les syndicats restent importants, parce qu’ils permettent aussi aux travailleurs de se protéger, au niveau local. Uniquement au niveau local. Je pense qu’au niveau national – et on le voit bien avec les appels de l’intersyndicale, qui ne sont pas assez rythmés – ça n’a pas assez d’impact.

Est-ce que tu penses qu’en plus de l’auto-organisation, des comités, de la démocratie directe à la base, c’est important de mettre la pression sur les directions syndicales, de leur exprimer des exigences qui les contrarient, etc. ? Comment vois-tu cela ?

On met la pression sur l’État parce qu’on n’est pas content avec l’État ; on met la pression sur le syndicat parce qu’on n’est pas content avec le syndicat. Au bout d’un moment, la lutte appartient au peuple, et uniquement au peuple. Elle n’appartient pas aux institutions ; les institutions ont été créées pour s’organiser. On arrive dans une période où s’organiser devient compliqué parce qu’il y a des compromis. Donc, comme je l’ai dit, on privilégie l’auto-organisation et l’autogestion. Mais derrière, oui, il faut mettre la pression aux syndicats. Et c’est ce qui se passe d’ailleurs actuellement au congrès de la CGT. Un camarade du piquet de grève me disait que c’était un gros sujet de désaccord, notamment, avec Olivier Mateu (…) Ils parlent, ils parlent… Mais après, il faut aussi assurer dans les actions. Et quand je dis les actions, ce ne sont pas des actions à but médiatique ; ce sont des actions qui ont pour but de bloquer le pays. Casser la dynamique du système, casser l’accumulation de profits. Faire valoir nos droits aussi : manifester et faire la grève, c’est un droit.

Peut-être une toute dernière question. Est-ce que tu penses que toute la violence policière qui déferle aujourd’hui a déjà un impact, au niveau des soutiens ou des salarié.es avec qui tu peux discuter ici ? Est-ce que tu penses que la répression policière lors de la manif du 23, ou bien cette boucherie de Sainte Soline, ont créé un état de révolte un peu plus avancé ?

Oui, totalement. Les gens sont révoltés, ils en ont marre, ils n’en peuvent plus… Mais à côté de ça, c’est aussi la terreur. Les gens ont peur d’aller manifester, ils ne savent pas comment ils vont revenir. Est-ce qu’ils vont rentrer chez eux, ou est-ce qu’ils vont être retenus en garde à vue ? On ne sait pas. Donc c’est à double tranchant : bien sûr qu’on est révoltés. On a appris hier soir qu’il y avait un manifestant de Sainte Soline qui a été déclaré en état de mort cérébrale. Je ne sais pas si on se rend compte : on est en France ! Et c’est une situation qui fait peur aux Français, mais qui fait peur aussi au monde entier. Quand on se dit que le pays des Droits de l’Homme subit autant de répression pour si peu – nous, ce qu’on demande, c’est juste d’aller dans la rue – c’est assez scandaleux. Donc oui, il y a un climat de terreur. Mais il y a aussi une grosse indignation et une grosse révolte derrière. On a des forces de l’ordre qui sont là pour taper. Pour taper ! On ne voit bien : ils sont contents, ils sourient, ils y mettent du cœur. [Avec Sainte Soline] on voit qu’ils sont capables de laisser des gens crever ! Ça ne leur fait ni chaud ni froid (…) En tout cas, pour lutter contre la répression, on doit être plus nombreux dans la rue et faire bloc tous ensemble.

Propos recueillis par Michaël Lenoir le 30 mars.

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