Par: Michaël Lenoir
Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Cet article est le premier de la série.
Le 21 mars 2023
Le contexte général de la lutte
Le travail à Issy consiste principalement à brûler les ordures ménagères qui sont collectées par les éboueurs territoriaux, ainsi que les entreprises du secteur privé. Les ordures sont incinérées à cette usine d’Issy-les-Moulineaux. Elles sont brûlées pour fabriquer de l’énergie. L’usine fabrique de l’électricité pour ses propres besoins (son autoconsommation) mais aussi pour en revendre à EDF. De plus, elle envoie de la vapeur au réseau de chaleur de la CPCU[1], en charge du chauffage de la région parisienne.
Le site de l’Isséane compte à ce jour 82 salarié.es, regroupé.es autour de six équipes de six personnes (36 personnes au total) qui travaillent en 3×8, donc sur un roulement. La présence journalière est d’environ 56 personnes, divisées entre les salarié.es en 3×8 et une vingtaine de membres du personnel à la journée, pour la maintenance et l’administration (les administratifs/ves de la maintenance d’une part ; et administratifs/ves de l’administration d’autre part).
C’est un personnel globalement jeune : à part une petite vague de quelques personnes partant à la retraite, l’essentiel des effectifs est aujourd’hui constitué d’une nouvelle population, toute jeune, qui arrive dans l’entreprise. Les métiers, souvent très difficiles, sont peu féminisés. Parmi les métiers techniques, à l’exploitation, le personnel ne compte que trois femmes : une femme au poste de pesage des déchets en 3×8 ; une autre agente de quai, dont la fonction consiste à s’assurer de la sécurité lorsque les camions déchargent sur les fosses ; et une troisième aux services généraux. On trouve plus de femmes, de façon plus classique, dans les milieux administratifs.
L’usine d’incinération d’Issy-les-Moulineaux a la particularité d’être enterrée, pour se fondre avec le paysage, condition présidant à sa construction en 2007. L’usine est construite jusqu’à -31 mètres sous la Seine. En plus de la dureté du régime en 3×8, les travailleurs/ses sont contraint.es de travailler sous terre, c’est-à-dire sans lumière du jour pendant toutes leurs heures de quart. A cela s’ajoute encore un autre facteur de pénibilité : beaucoup de travaux doivent être réalisés dans les installations. Ces travaux peuvent être provoqués par des problèmes de cheminement des déchets dans les installations – des « débourrages » dans le jargon du métier. Ces interventions sont manuelles, physiques. Ces métiers-là présentent donc un gros cumul de pénibilité.
Les salarié.es de l’Isséane relèvent de la convention collective de l’Energie, et font donc partie des premiers régimes spéciaux, directement visés par la contre-réforme de Macron. C’est le même statut que celui des électriciens et gaziers. Cette convention a pu être conservée, car historiquement les trois usines d’incinération (Issy-les-Moulineaux, Ivry et Saint-Ouen), étaient TIRU[2]-EDF. En 1985, le site a été privatisé avec la création de TIRU S.A., suite à la volonté du Syctom de l’agglomération parisienne[3] de donner la gestion de ses usines à une société autonome[4]. Après plusieurs étapes, la TIRU est devenue filiale à 100% de Dalkia[5], au sein du groupe EDF. Et au moment de la privatisation de la TIRU dans les années 1980 déjà, une première bataille a eu lieu, pour conserver ces acquis sociaux, permettant aux salarié.es de garder ce statut, contrairement à la plupart des autres usines de ce secteur.
Sur le site d’Issy-les-Moulineaux, la CGT représente 100% des syndiqué.es. La même situation prévaut à l’incinérateur d’Ivry sur Seine. A Saint-Ouen, la CGT n’est pas seule, puisqu’on y trouve quelques syndiqué.es CFE-CGC, mais la centrale de Montreuil est archi-dominante parmi les syndiqué.es.
La grève
Le principe de la grève a été décidé lorsque le gouvernement a présenté son projet de réforme des retraites, prétendant que cette réforme était juste, le ministre Dussopt ajoutant même, de façon grotesque et provoquante, qu’elle était « de gauche ». Ce qui a tout particulièrement fait tilt dans la tête des salariés, c’est la « suppression des régimes spéciaux ». Une syndicaliste explique : « Quand les actions ont commencé à se mettre en place, les personnes ont tout de suite été sensibles : l’avenir de leur contrat de travail… Les personnes ont été embauchées ici avec des conditions qui étaient définies ; et on leur dit aujourd’hui : ‘ça ne sera plus ça demain !’. Il n’y a pas eu besoin d’expliquer grand-chose, en fait ».
A partir du 19 janvier, les travailleurs/ses de la TIRU d’Issy-les-Moulineaux ont suivi l’appel de leur fédération CGT, participant à toutes les journées de mobilisation. La réponse a été immédiate, dès les premiers appels de la CGT et ceux de l’intersyndicale. Mais l’élément déclencheur du mouvement de grève à l’Isséane est double : à la fois la suppression de leur régime spécial, et les deux ans de travail supplémentaire prévus dans la « réforme » de Macron. Avec celle-ci, les travailleurs/ses de l’usine qui travaillent en 3×8, en particulier, prennent cher. Autrefois, leur statut leur permettait de partir en retraite à 55 ans. Avec la « réforme » de Sarkozy[6], ils et elles ont été forcé.es à travailler deux ans de plus : 57 ans. Aujourd’hui, Macron et ses valets leur disent : « vous allez bosser jusqu’à 59 ans ». Là, la coupe est pleine, et c’est inadmissible !
Dans les AG de préparation à la grève, la compréhension des enjeux et la combativité était là. Il a été décidé d’une grève reconductible à partir de la semaine du mardi 7 mars, jusqu’au dimanche 12 inclus. La première semaine a été très bien suivie. La décision a été prise à ce moment de ne plus laisser entrer aucun camion sur le site. Par conséquent, les fours ont tourné quelques jours avec les déchets déjà stockés, jusqu’à épuisement de ces derniers. Et le vendredi 10 mars au matin, faute de déchets à brûler, l’usine s’est arrêtée. Et il y a eu une coordination avec la filière du déchet, donc on a été coordonnés avec un camarade qui couvre le périmètre des collectes des territoriaux. Donc on a synchronisé nos actions : blocage sur la collecte, et de fait, blocage à la réception des camions. Il n’y avait plus de camions qui arrivaient, parce que les collecteurs ont été aussi dans l’action rapidement.
Une AG a eu lieu lundi 13 mars, décidant la reconduction de la grève. Les travailleurs/ses territoriaux sont venu.es apporter leur soutien au piquet de grève les lundi 13 et mardi 14. La reconduction a été votée jusqu’au vendredi 17 mars. Ce jour-là, une nouvelle AG a reconduit à nouveau. D’ailleurs, le vendredi 17, il y a eu une AG sur les trois sites d’incinération de la région parisienne, qui ont reconduit la grève jusqu’au mardi 21 inclus. Il faut savoir que les trois usines d’incinération appartiennent au même périmètre syndical. C’est donc un seul syndicat CGT qui couvre les trois usines d’incinération, le SPPTE-RP, qui est affilié à la fédération mines-énergie.
Les grévistes sont en lien avec l’assemblée interprofessionnelle du sud des Hauts-de-Seine (92), à Bagneux, très présente sur le piquet de grève. Beaucoup de soutiens, le plus souvent non-grévistes, se relaient sur le piquet de grève et viennent apporter leur solidarité : parmi elles et eux, des enseignant.es, des postier.es, des travailleurs/ses de diverses entreprises du secteur privé, des chômeurs/ses, des étudiant.es, des retraité.es… Beaucoup de soutiens habitent ou travaillent à Issy-les-Moulineaux ou à Boulogne-Billancourt (de l’autre côté de la Seine). Mais certaines personnes viennent de plus loin, notamment des enseignant.es et des étudiant.es qui se rendent sur le piquet de grève parce que ça ne bouge pas dans leur milieu.
Depuis le début de la grève, et jusqu’au jour où cet article est écrit, les rapports avec la police à Issy-les-Moulineaux sont bien moins tendus qu’à l’incinérateur d’Ivry. Les Renseignements Généraux et les flics passent voir, posent quelques questions aux syndicalistes, constatent les faits et les nombres (grévistes, soutiens) et repartent faire leur rapport.
Motivé.es, motivé.es !
Lors de la visite qui a permis d’écrire cet article (le 19 mars), on percevait la forte motivation des grévistes, d’autant plus mobilisé.es que le soutien créée un engouement, une volonté de poursuivre. Ce soutien se manifeste d’ailleurs de multiples façons : nombreux coups de klaxon et des coucous par la fenêtre donnés par des automobilistes passant sur le quai, devant l’usine ; petits bonjours donnés à l’occasion d’un passage dans le coin ; et puis surtout, un nombre de soutiens important qui se relaient sur le piquet. Tout cela, tou.t.es les grévistes reconnaissent que c’est vraiment bon pour le moral.
Ce soutien est à la fois organisé et spontané. Il est organisé à la fois par l’UL et l’UD[7]. Surtout au début, il a été aussi largement spontané : des personnes sont venues parce qu’elles avaient entendu qu’une grève se déroulait. Tout un réseau de communication et d’organisation s’est mis en place, qui fonctionne maintenant très bien.
Une caisse de grève en ligne a été mise en place, diffusée notamment par le réseau militant qui s’est créé sur le piquet de grève, caisse concernant le seul site d’Issy-les-Moulineaux et qui a notamment reçu le soutien de LFI, passée sur le site pour soutenir la lutte[8]. Outre cette caisse en ligne, on peut voir, sur place, une caisse de solidarité matérialisée par une petite boite où les gens déposent la somme qu’ils peuvent… Une personne témoigne du fait que des étudiant.es sont venu.es avec leurs petits paquets de pièces de monnaie, mettant 3 euros dans la boite… Bien sûr, pour les grévistes, cette solidarité financière et la chaleur humaine qui l’accompagne sont d’une grande importance. D’un autre côté, beaucoup de soutiens comprennent qu’il est essentiel que la grève tienne bon, et l’encouragent par leur solidarité matérielle et humaine.
Parmi les soutiens syndiqués, on note la présence de travailleurs/ses de l’Energie (gaziers et électriciens) qui passent sur le site, et qui communiquent sur la grève. Le soutien fonctionne beaucoup par le bouche-à-oreille, chacun diffusant dans son réseau. On remarque aussi l’implication de fonctionnaires territoriaux, ce qui permet notamment la coordination avec les travailleurs/ses de la collecte. On apprend aussi que les premiers soutiens, dès le 7 mars, ont été les travailleurs/ses du 15e arrondissement de Paris. Ils ont posé leur piquet de grève, et leur banderole est déployée juste au-dessus de celle des grévistes de l’Isséane.
49.3 et perspectives de la lutte au 19 mars
La suite est incertaine sur le site d’Issy. Passer en mode de barrage filtrant est dans un certain nombre de têtes. Comment alors faire avec les camions ? Même si le travail reprend, il s’agirait alors de laisser les camions entrer au compte-gouttes… Mais d’un autre côté, au 19 mars, l’impression est que la grève du secteur s’étend au niveau national, avec des usines d’incinération qui commencent à se mobiliser en province. On parle en particulier de l’incinérateur de Fos sur Mer[9].
Un certain nombre de grévistes pensent que le recours au 49.3 est déjà une première victoire, quelque part, parce que la loi n’a pas été votée. A l’Assemblée nationale, le texte n’a pas trouvé sa majorité. C’est une première « satisfaction » (entre guillemets). La loi est vue comme entachée d’un manque réel de légitimité, notamment parce qu’elle a été imposée par défaut, Macron ne pouvant même pas compter sur un nombre suffisant de député.es pour la voter. Pour de nombreux/ses grévistes, cela renforce la confiance dans le combat, et cela encourage à poursuivre la lutte. En même temps, la colère des travailleurs/ses en sort aussi renforcée, ce satané article 49.3 étant la seule arme restant à l’exécutif pour imposer l’application de ce texte détesté. Parmi les grévistes et les soutiens d’Isséane – comme ailleurs – l’arrogance proverbiale de Macron renforce cette colère : des millions de personnes sont descendues dans la rue, des salarié.es se privent de salaire pour participer aux grèves, mais cela compte pour du beurre aux yeux du locataire de l’Élysée ! Il ne veut toujours rien entendre, et balaie d’un revers de main les exigences des grévistes et des manifestant.es du pays.
[1] La CPCU (Compagnie parisienne de chauffage urbain est une société d’économie mixte), filiale du groupe Engie, chargé du chauffage urbain, principalement au moyen d’un réseau à vapeur d’eau, à Paris et dans plusieurs communes environnantes.
[2] La TIRU est une filiale de Dalkia, au sein du Groupe EDF, spécialisée dans la valorisation énergétique des déchets ménagers sous forme d’électricité et de vapeur destinées au chauffage urbain ou à des usages industriels.
[3] Le Syctom est l’agence métropolitaine des déchets ménagers. C’est un établissement public administratif, institué pour le traitement des déchets ménagers en Région parisienne.
[4] Voir https://www.paprec.com/fr/l-histoire-de-tiru/. Après plusieurs étapes intermédiaires, TIRU S.A. est devenue filiale à 100% de Dalkia en 2018.
[5] Dalkia est une entreprise spécialisée dans les services énergétiques et la production d’énergie décentralisée. Elle développe notamment des énergies renouvelables alternatives (biomasse, géothermie, biogaz et énergies de récupération (valorisation de la chaleur dégagée par les sites industriels ou par les centres de données, valorisation énergétique des déchets). Dalkia est une filiale à 100 % du Groupe EDF depuis le 25 juillet 2014.
[6] Celle décidée et votée en 2010.
[7] A la CGT, UL : union locale ; UD : union départementale.
[8] https://www.leetchi.com/c/soutien-grevistes-isseane
[9] L’incinérateur de Fos sur Mer a été mis en service dégradé dès le 16 mars … C’est là où sont traités la majorité des déchets de la métropole marseillaise. Le vendredi 17 on voit des camions qui entrent et sortent au ralenti. « Mais pas de blocage de la part des salarié.es et des syndicalistes, bien que leur colère soit exacerbée après le passage en force du gouvernement ». Cf. par exemple : https://www.bfmtv.com/marseille/replay-emissions/le-12-17/fos-sur-mer-l-acces-a-l-incinerateur-perturbe_VN-202303170414.html