Par: Brune Ernst, le 5mars 2023
En France, le mouvement féministe s’est d’abord construit en dehors et à côté des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier – syndicats et partis politiques. Pendant longtemps, ces organisations ont nié la question féministe et appuyé plutôt une conception ouvriériste de la lutte, ce qui a contribué à une méfiance vis-à-vis des syndicats et partis de la part des personnes mobilisées. Aujourd’hui certaines d’entre elles portent des analyses plus fines sur les oppressions, mais la méfiance demeure, ce qui contribue à l’éclatement des luttes féministes, portées par un foisonnement de petits collectifs sur le plan national, qu’il est encore difficile d’unifier à partir d’un socle politique précisément délimité.
Un féminisme lutte des classes, contre l’exploitation et les oppressions
Pour autant, les mobilisations féministes ont pris beaucoup d’ampleur ces dernières années. Si la question des violences sexistes et sexuelles a animé la majeure partie des collectifs féministes suite à la « vague #metoo », leurs revendications tendent de plus en plus vers un féminisme « lutte des classes » qui dénonce un système tout à la fois capitaliste, sexiste et raciste. Ainsi, les collectifs intègrent progressivement le reste du mouvement social, voire en sont à l’avant garde et s’efforcent de faire le lien entre toutes les formes d’exploitations et d’oppressions.
C’est évident dans le mouvement actuel contre la réforme des retraites, où de nombreux cortèges féministes se sont développés dans les manifestations, faisant le lien entre la précarité des femmes et des minorités de genre et la nécessité du retrait de la réforme. Le mouvement féministe regarde aussi de plus en plus les luttes dans monde, à la fois pour s’en inspirer, et pour soutenir les mobilisations en cours, comme ça a été le cas à la fin du printemps dernier avec les multiples rassemblement de soutien contre l’attaque du droit à l’IVG aux Etats-Unis.
Le mot d’ordre de grève féministe
La coordination progressive entre le mouvement social et les collectifs féministes autonomes se fonde en partie sur le mot d’ordre de grève féministe, qui s’est développé ces dernières années en France. Impulsée par des collectifs auto-organisés à partir de l’exemple de l’Espagne notamment, l’idée de grève féministe a eu du mal à être médiatisée, notamment parce que les supposées principales organisatrices de la grève – les organisations syndicales – ont d’abord refusé de faire des appels clairs à une telle grève. Il a fallu mener la bataille auprès des directions syndicales pour le l’idée soit enfin adoptée, mais leurs appels restent creux pour le moment, puisqu’elles ne déploient aucun moyen pour organiser cette grève.
Du côté des collectifs auto-organisés, le mot d’ordre de grève féministe a trouvé un véritable écho avec la création en 2020 d’une coordination nationale féministe, qui regroupe une petite centaine de collectifs en France (collectifs de collages, collectifs qui se réclament d’une stratégie révolutionnaire, collectifs contre les violences sexistes et sexuelles, antennes locales du Planning Familial…). Elle s’organise autour de réunions mensuelles en visio et de rencontres nationales une fois par an. Chaque collectif reste autonome mais s’allie aux autres dans la lutte contre les violences, les discriminations, les oppressions, et l’exploitation capitaliste. L’idée d’une grève du travail reproductif (au sens de la reproduction de la force de travail), salarié ou non et productif est un axe de travail principal de la coordination. Si la définition d’une telle grève reste encore trop abstraite, certains constats sont partagés : d’abord celui que les femmes et les minorités de genre sont dans la plupart des cas parmi les plus précaires de la population ; ensuite que ces personnes sont aussi très touchées par les politiques migratoires et leurs conséquences ; enfin que la plupart des tâches non reconnues comme du travail leur incombe. S’il manque parfois des revendications précises au mot d’ordre de grève féministe, il est question aussi de laisser une certaine plasticité à cette idée pour s’adresser à un maximum de personnes avec des moyens d’action différents en fonction des réalités. Par exemple, la coordination se questionne sur comment relier le féminisme urbain (qui fonctionne par AG et manifestations par exemple) et le féminisme rural, de fait plus éloigné géographiquement et qui peine parfois à se raccrocher au premier. Elle s’interroge aussi sur comment toucher les personnes qui ne peuvent pas venir aux réunions du fait de leur situation personnelle. Pour montrer sa plus grande efficacité cependant, la grève féministe doit aussi s’organiser pour mobiliser l’ensemble des travailleurs et non pas seulement les femmes. Lancer un appel à la grève pour les droits des femmes, dirigée par les femmes et les minorités de genre de la classe, permettrai d’amplifier la portée de la grève et construire une solidarité dans l’action.
Le lien avec les organisations syndicales et les lignes rouges dans les débats politiques
Un problème partagé par les collectifs féministes et LGBTQIA+ en France est celui de la difficulté de s’organiser avec les cadres du mouvement ouvrier supposés porter la question de la grève, et notamment les syndicats. De nombreux collectifs témoignent, au sein de la coordination nationale, des conflits qui peuvent exister entre les cadres d’auto-organisation et les syndicats. Plusieurs lignes rouges politiques existent, qui alimentent cette difficulté :
– celle de la question du travail du sexe, dont les collectifs féministes soutiennent les revendications, rappelant que la très grande majorité des travailleuses du sexe sont sans papier et dans des situations de précarité accrue, qui nécessitent un soutien inconditionnel. Or ce soutien ne peut se faire sans une organisation des personnes concernées. Les organisations syndicales refusent une telle organisation des travailleuses du sexe et bloquent la possibilité d’un soutien à leurs luttes.
– celle de l’islamophobie : les collectifs auto-organisés militent pour la libre disposition du corps des femmes et la liberté de choisir de porter le foulard ou non, ce que les organisations syndicales refusent.
– celles des personnes trans, que les collectifs auto-organisés associent à leurs luttent, quand les organisations syndicales peinent encore à reconnaître les femmes trans parmi les victimes de féminicides par exemple.
En réalité ces trois lignes rouges politiques qui cristallisent les conflits entre les collectifs et les organisations syndicales pourraient donner lieu à des discussions politiques importantes et constructives si derrière le refus des syndicats ne se cachait pas la volonté des directions syndicales de garder le mouvement dans leurs mains. En refusant systématiquement de soutenir l’auto-organisation, les directions syndicales creusent le fossé entre syndicats et collectifs et empêchent le mouvement de prendre davantage d’ampleur.
Un exemple en est le prochain 8 mars, qui aurait pu (et aurait du!) être la prochaine grosse date de mobilisation contre la réforme des retraites appelée par l’intersyndicale nationale. Mais elle a choisi le 7 mars, et appelle à « s’emparer » du 8 mars, sans construire une véritable grève qui ferait le lien entre réforme des retraites et luttes féministes. Il y aura dans de nombreuses villes deux rendez-vous distincts dans la rue le 8 mars, l’un syndical, l’autre émanant des collectifs.
Tout est donc encore à construire, mais le mouvement se structure de plus en plus et se politise, à condition de l’investir et le soutenir.