Voici un entretien avec Philippe, un membre actif de la lutte des Gilets jaunes en France, enseignant, membre de Sud-Education, une branche de la Centrale syndicale Solidaire. L’entretien a été réalisé pour Socialist Voice (SV), le journal de la section de la LIT-QI au Royaume-Uni.
SV : La lutte des Gilets jaunes a commencé le 17 novembre 2018, avec une énorme explosion de colère. Quelles en étaient les raisons ?
C’est l’aboutissement de profondes politiques d’austérité menées depuis des décennies et qui ont considérablement dégradé les conditions de vie d’une grande partie de la population en raison des bas salaires et du travail précaire. Cela a commencé hors de Paris, en Province, et s’est développé à Paris et dans la banlieue à partir de janvier.
Nicolas Sarkozy a été élu président en 2007. Agissant au nom de la classe dirigeante et des privilégiés, il a tenté de se débarrasser de toutes les protections et garanties existant dans notre système social, notamment la sécurité sociale, les retraites et le droit du travail.
De 2007 à 2012, il n’a que partiellement réussi, à cause de la résistance généralisée des travailleurs. Il a perdu les élections générales suivantes au profit de François Hollande (du Parti socialiste, « social-démocrate »). Ce dernier a promis de lutter contre le capital financier, mais il a poursuivi l’attaque contre les droits des travailleurs et a été discrédité bien avant la fin de son mandat.
Lors des élections suivantes, Emmanuel Macron, connu sous le nom de « président des superriches », a été élu. Macron a essayé de cacher la brutalité de son programme en se qualifiant de progressiste et de modernisateur. Mais il a continué d’étendre les lois anti-travailleurs adoptées par Hollande en 2016.
Ni bien entré en fonction, en septembre 2017, il a promulgué des lois supprimant les droits des travailleurs, mais non sans avoir d’abord mis fin à l’impôt sur la fortune du capital-investissement et avoir réduit les impôts des grandes entreprises grâce à un impôt uniforme sur les dividendes versés.
La réaction des dirigeants syndicaux a été misérable. Des manifestations ont eu lieu, mais rien n’a été organisé pour arrêter ce projet, et Macron a remporté la première bataille.
Au printemps 2018, Macron a attaqué les droits à l’éducation. La méthode de sélection des étudiants a été changée et il est devenu beaucoup plus difficile pour les étudiants de la classe ouvrière d’entrer dans les universités. Il a défendu les intérêts de la classe moyenne. De mars à juin 2018, des luttes ont eu lieu dans les universités.
En même temps, il a continué à démanteler la SNCF et a restreint les droits des cheminots en matière d’organisation et de mobilisation. Cela a ouvert la voie à la privatisation du rail et il est prévu de fermer 9 000 km de voies.
Macron s’en est pris aux cheminots par des mesures exemplaires concernant des travailleurs avec une longue histoire de lutte. La stratégie de lutte décidée par la majorité des dirigeants syndicaux des chemins de fer, en particulier par la CGT (principal syndicat de cheminots) n’était pas la bonne. Ils décidèrent de faire grève deux jours par semaine et ils annoncèrent à l’avance les dates des jours de grève, ce qui donnait à la SNCF et au gouvernement une possibilité de s’y adapter, rendant ces grèves dès lors inefficaces.
Il y a, en outre, des attaques contre les retraites, les allocations de chômage, les dépenses publiques d’éducation, ce qui signifie une inégalité croissante. Les retraités doivent, par exemple, payer des montants majorés pour l’assurance nationale.
Et quand Macron a augmenté les taxes sur le gaz et le pétrole, la coupe était pleine. Beaucoup de gens ne le supportaient plus, car ceux qui vivent dans les banlieues ou les zones rurales dépensent une grande partie de leur salaire en frais de transport. Le gouvernement a présenté cette mesure comme une mesure de protection de l’environnement, mais des manifestants ont envahi les rues et après trois semaines de manifestation, Macron a supprimé l’augmentation de la taxe sur le carburant.
SV : Pourquoi ça continue alors ?
Le recul de Macron a encouragé les Gilets jaunes. Ils ont continué à se rencontrer aux ronds-points, à occuper des péages sur les autoroutes, à bloquer les raffineries de pétrole, les routes et les stations-service. Ils ont discuté des problèmes qui alimentaient leur colère et ils ont décidé de se battre pour des salaires plus élevés, de meilleures pensions, car leurs salaires et leurs pensions sont très bas.
Les Gilets jaunes sont déterminés à se débarrasser de Macron : la revendication « Macron dégage » a unifié la lutte, et ça continue.
Les gens en mouvement pensent que la démocratie est fausse et ils ont besoin d’une vraie démocratie. Macron a annoncé une augmentation du salaire minimum de 100 € par mois, mais il a en fait menti et tenté de manipuler les gens. La majorité ne reçoit pas une augmentation importante, les problèmes sociaux sont très profonds et persistent.
SV : Quelle est maintenant la réponse de Macron au mouvement ?
La première ligne de conduite de Macron est la répression, la police détruisant les barrages des Gilets jaunes et les tentes qu’ils ont dressées pour tenir leurs réunions. De nombreux policiers ont été envoyés contre eux : 10 000 agents à Paris (et jusqu’à 89 000 dans le pays). Ils ont utilisé des « armes non mortelles » avec lesquelles il leur est « interdit » de viser le visage ou les organes génitaux — mais ils l’ont fait !
La police utilise une série d’armes controversées. Celles-ci incluent des balles de gaz lacrymogène (qui créent des nuages de gaz de 6 mètres de haut), des balles en caoutchouc « flash ball » qui ont causé de nombreuses blessures et des grenades de désencerclement (si vous êtes touché, elles peuvent vous faire perdre la main ou le pied).
Environ 2 200 personnes ont été blessées, dont plus de 100 cas graves : 22 personnes ont perdu un œil (certaines ont été touchées à bout portant), 5 ont perdu une main… certaines personnes ont été mutilées au point de ne plus pouvoir travailler. Des dizaines sont gravement blessés.
Jusqu’à présent, quelque 8 000 personnes ont été arrêtées, 1 796 ont été condamnées et 316 sont sous mandat de détention. Certaines sentences sont ridiculement sévères.
Le gouvernement déversé un flot de mensonges contre les manifestants : ceux-ci seraient « contre l’environnement » (quand ils s’opposaient aux fortes augmentations des taxes sur le carburant) ou antisémites (quand c’était un petit groupe de fascistes vêtus de gilets jaunes qui utilisait un langage antisémite). Ils ont tenté la manipulation en créant un « grand débat » dont le principal but était de faire discuter essentiellement quels étaient les services que les gens préféraient conserver [choisissant les coupes contre lesquelles se battre — NdR], alors que les mesures d’austérité déjà prises ne pouvaient être remises en question.
Dans les jours qui ont précédé la manifestation nationale planifiée pour le 16 mars, des intellectuels de droite et des grands journalistes ont dénoncé les Gilets jaunes à la télévision. Ils disaient qu’il s’agissait « d’idiots » avec un « faible QI » et qu’il était impossible de raisonner et de débattre avec eux.
L’Etat préparait ainsi la justification d’une répression policière massive à l’encontre de la manifestation nationale, et avant même que celle-ci ne commence, la police a réalisé des attaques au gaz lacrymogène et des arrestations. Ils avaient la gâchette facile et ils étaient extrêmement agressifs. De gros nuages de gaz lacrymogène tourbillonnaient autour de l’Arc de Triomphe et entraient également dans les stations de métro. La police arrêtait les gens et les relâchait parfois plus tard sans inculpation.
La lutte a toutefois probablement ralenti certaines contre-réformes clés et de nouvelles attaques contre les retraites.
SV : Comment cela peut-il se développer ?
La question du contrôle démocratique gagne du terrain, car les gens se sont distanciés des Gilets jaunes qui parlaient en leur nom sans y être autorisés. Mais l’un des problèmes du gouvernement est qu’il ne peut pas manipuler les dirigeants, car il n’y a pas de véritable autorité. Le gouvernement a, par exemple, invité huit dirigeants début décembre, mais un seul s’est présenté. Et quand il voulait enregistrer la réunion, le gouvernement a refusé et la réunion a alors pris fin.
Il y a des assemblées démocratiques et des tentatives de construire des assemblées démocratiques nationales. La première assemblée des assemblées a eu lieu fin janvier à Commercy, une petite ville de l’Est de la France. Il y avait 75 assemblées locales qui ont envoyé deux délégués, une femme et un homme, et au total 400 personnes se sont déplacées pour y assister.
Il y a eu de longs débats et au début, il était difficile de déterminer qui avait la légitimité de voter. Une assemblée locale peut être un village, une ville ou un groupe de Gilets jaunes constitué autour d’un rond-point.
Il a été décidé de convenir d’un appel à une grève générale. L’assemblée s’est avérée favorable à une meilleure connexion avec les syndicats organisés (mais les dirigeants des syndicats ont également été vivement critiqués). Une majorité comprend qu’il y a une différence entre les militants syndicaux qui mènent des luttes en commun, et les dirigeants syndicaux qui attaquent les Gilets jaunes et qui sont un poison.
L’assemblée a appelé à une grève générale « renouvelable », alors que la CGT avait appelé à une journée de grève générale pour le 5 février. La CGT n’a pas organisé et mobilisé grand-chose autour de cela. Une autre grève générale, le 19 mars, a ensuite été appelée par la CGT.
L’idée principale était de construire une assemblée d’assemblées, de construire une démocratie locale et de ne permettre à personne de décider pour le mouvement. La prochaine Assemblée nationale aura lieu dans le port de St Nazaire.
Dans de nombreux endroits et secteurs, les Gilets jaunes comprennent qu’il est nécessaire de travailler avec des militants sérieux et honnêtes pour construire une alliance stratégique et que la grève générale est un facteur clé pour obtenir leurs revendications de lutte. Dans le sud de la France et dans d’autres régions telles que Nanterre, près de Paris, ils ont écrit aux syndicats locaux pour établir une lutte en commun et en défense des Gilets jaunes.
L’Union Centrale de Solidaire est la plus favorable aux Gilets jaunes, mais de manière générale, de nombreux syndicats sont divisés. Par exemple, certains militants et branches de la CGT travaillent avec les Gilets jaunes, mais d’autres suivent les dirigeants de la CGT qui ont attaqué les Gilets jaunes.
Les Gilets jaunes sont suffisamment solides pour perturber le gouvernement Macron. La bourgeoise était très inquiète dès le début, car cela peut bloquer l’économie au niveau local, mais une grève générale est nécessaire pour bloquer l’économie nationale.
Il est absolument nécessaire que les révolutionnaires participent aux Gilets jaunes. Beaucoup à l’extrême gauche pensaient autrement, mais le mouvement des Gilets jaunes est ouvert et accueillant, et il a un fort potentiel anticapitaliste. A mon avis, les Gilets jaunes doivent prendre l’initiative de continuer à s’auto-organiser géographiquement et à construire leur organisation pour faire partie du renversement du capitalisme.
Le mouvement des Gilets jaunes peut devenir beaucoup plus vaste et inclure la lutte dans les usines et les lieux de travail, mais uniquement par le biais d’une grève générale. Nous semons des graines qui peuvent servir de base à une nouvelle démocratie, car nous devons contrôler la production et définir les besoins locaux.
Fait important, le mouvement des Gilets jaunes a rejeté les forces fascistes dans de nombreux endroits et les fascistes ont été écartés des manifestations.
Il y a un nombre croissant de manifestations et de grèves (et quelques occupations) dans le secteur de l’éducation et dans la lutte contre le changement climatique. Il peut y avoir une alliance entre les Gilets jaunes, les étudiants et les luttes locales — un soutien à double sens.