sam Sep 07, 2024
samedi, septembre 7, 2024

Le NPA, le Secrétariat Unifié et les partis larges 4/5: Le Secrétariat Unifié et les leçons des partis larges

Le week-end des 9 au 11 décembre 2022 a été marqué en France par la scission médiatisée du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Nouveau ? Pas tout à fait : ce parti était né il y a près de 14 ans, mais portait toujours un nom voué à disparaitre… En 1995, le Secrétariat Unifié de la 4e Internationale[1], après la restauration du capitalisme en URSS et en Europe de l’Est, faisait un virage stratégique et décidait de construire des partis anticapitalistes larges. Plusieurs expériences avaient commencé. Sa section française, la LCR, se dissolvait en 2009 dans le NPA, qui se voulait large. L’article  précédent (3) passait en revue diverses expériences de six partis larges : le PT (Brésil), Rifondazione (Italie), le Bloco de Esquerda (Portugal), Die Linke (Allemagne), Syriza (Grèce) et Podemos (Espagne). Ce quatrième article ambitionne, d’une part de tirer les principales leçons de l’expérience de ces partis ; et d’autre part d’observer comment le SU-CI réagit face à cette expérience accumulée.

Lula, leader syndical métallurgiste, pendant les grandes grèves à l’origine du PT brésilien. Photo PT

Plusieurs leçons essentielles

Il y a beaucoup à apprendre de l’expérience des six partis présentés dans l’article 3.  

  • Un échec global – souvent un naufrage – des partis larges

La première leçon des six expériences de partis larges présentées à l’article précédent, c’est que toutes se soldent par des échecs, même si ces échecs ne présentent pas tous le même degré de gravité. Il s’agit d’abord d’échecs pour les partis larges eux-mêmes, du moins par rapport aux projets qui en étaient à l’origine. Le PT est devenu et est resté un parti politique majeur de la vie politique brésilienne, mais il a énormément déçu un vaste segment de la classe travailleuse et s’est transformé en une machine électoraliste sans scrupules ni sans principes. Il écœure une part importante de la population laborieuse, dont une fraction va même jusqu’à lui préférer un Bolsonaro ! Pour le PT, cela a des conséquences graves, jusque dans les derniers évènements putschistes. Après avoir d’abord montré un bel entrain, Rifondazione a fini par être purement rayé de la carte, laissant la gauche italienne en ruines, face à la nécessité urgente de reconstruire, mais de reconstruire sur une base sainement révolutionnaire, et avec encore assez peu de volontaires pour le faire. Le Bloco existe encore mais il n’est plus du tout ce qu’il voulait être à sa naissance. Il a trahi les travailleurs en grève, voté des textes en faveur de la bourgeoisie, et il s’est empuanti du relent des institutions. Die Linke s’était construite contre l’austérité « de gauche », mais ses alliances avec la « gauche austéritaire » en ont fait un parti en crise, qui végète politiquement et électoralement, ne pouvant plus jouer aucun rôle significatif dans la situation depuis une dizaine d’années. Pour Syriza, il s’agit d’un absolu naufrage politique et moral. Après avoir mobilisé le peuple grec contre l’austérité, son incohérence politique l’a transformée en garde-chiourme de la tyrannie de la troïka et du capital, avant d’être remplacée dans cette fonction par la droite. Podemos, en se prétendant le porte-parole politique du peuple mobilisé dans les occupations de places, s’est vite mué en un appareil opportuniste, au fonctionnement autoritaire, qui n’a servi à rien d’autre qu’à désespérer celles et ceux qui y avaient cru et à remettre en selle le PSOE, tout en perdant énormément d’influence, tant parmi les masses populaires que sur la scène institutionnelle.

C’est ensuite globalement un échec pour les courants du SU qui ont participé à ces expériences de partis larges. L’échec peut d’ailleurs se mesurer en termes politiques et/ou numériques et militants. Au Brésil, l’immense majorité de la DS est restée au PT et ne représente plus aujourd’hui qu’un courant bourgeois « de gôche » incrusté dans les institutions. Mais depuis lors, le SU-CI a misé sur le PSOL et s’est reconstruit en partie et d’une autre façon. Le courant du SU-CI en Italie (Sinistra critica) a eu bien du mal à se dépêtrer du pourrissement final du PRC, il a tardé à le faire et en est sans doute sorti affaibli – à quel point, c’est difficile à évaluer – mais il a néanmoins rompu[2]. La putréfaction du Bloco a impliqué directement le SU-CI et ses soutiens portugais, vu la très fâcheuse trajectoire de son dirigeant Francisco Louçã. Pour ce qui est de Die Linke, la crise de ce parti réformiste très droitier a rejailli, on l’a vu, sur l’ISO, qui apparait comme en grandes difficultés, d’autant plus qu’une part importante de celle-ci misait sur le dynamisme de Die Linke pour se construire… En Grèce les courants de gauche de Syriza (dont celui lié au SU-CI) ont aussi payé le prix de la capitulation de ce parti néoréformiste. L’UP qui a regroupé une partie de la gauche de Syriza en août 2015, a perdu tou.tes ses député.es le mois suivant, ne recueillant que 2,86% des voix. Aux législatives de 2019, elle était totalement marginalisée (0,28%). L’UP est presque mort-née de la capitulation de Syriza. Mais cette capitulation a aussi mis un terme durable à la phase de forte mobilisation des travailleurs/ses et du peuple, et cela ne pouvait que nuire aussi aux courants plus à gauche, en particulier la section du SU-CI, l’OKDE-Spartakos. Quant à l’Espagne, avant même d’être expulsée de Podemos, Anticapitalistas était devenu un petit appareil réformiste intégré dans certaines des institutions de l’Etat bourgeois espagnol, et n’ayant plus rien à voir avec une organisation révolutionnaire.

On note, de plus, que les partis larges révèlent leur faillite politique dans un délai tendanciellement de plus en plus bref. Le choix d’un critère d’appréciation est ici délicat mais décisif, vu qu’il s’agit toujours de processus. On observe parfois des oscillations, mais toujours une tendance générale, avec des moments de changement qualitatif. Un critère qui semble bien fonctionner est celui du délai entre l’émergence politique dudit parti large, et une trahison de classe indiscutable de celui-ci, qui se manifeste, en particulier, en participant à un gouvernement de la bourgeoisie et/ou en le soutenant contre l’intérêt des travailleurs/ses. Sur cette base, on peut décrire le panorama suivant. Il a fallu 23 ans d’existence au PT brésilien pour gouverner au niveau fédéral au profit de la bourgeoisie et en alliance avec des partis et politiciens de droite. C’est au bout de 15-16 ans que Rifondazione s’est engagé dans la Coalition de l’Olivier avec des forces bourgeoises, avant de soutenir la guerre en Afghanistan. C’est à peu près le même temps qu’a mis le Bloco pour en arriver à soutenir un gouvernement bourgeois (la « Geringonça ») et vite en assumer des conséquences pratiques déshonorantes. 11 ans ont séparé la naissance de Syriza de sa capitulation devant la troïka. Mais le parti recordman de la dégénérescence accélérée, c’est Podemos, à qui il n’aura même pas fallu 6 ans pour former un gouvernement de coalition avec le PSOE et gérer les affaires de la bourgeoisie. Quant à Die Linke, c’est à la fois plus simple et plus compliqué : elle n’est jamais parvenue au gouvernement fédéral, et en semble plus loin que jamais ; mais avant même la naissance du parti, sa composante dominante en Allemagne orientale participait déjà à des gouvernements régionaux de coalition avec le SPD, ce qui impliquait de gérer l’austérité…

  • Des conséquences dramatiques pour notre classe

Mais l’échec de ces expériences est plus grave du point de vue des intérêts de notre classe. Il faut d’ailleurs noter que les échecs – voire les cataclysmes – finaux arrivent en général après une phase initiale où ces partis larges semblent jouer un rôle positif. Mais dans tous ces cas, au final, ce sont non seulement les intérêts matériels des classes laborieuses qui ont été attaqués, mais la confiance et les capacités d’organisation de celles-ci qui ont été – au mieux – durablement amoindries. Au Brésil, le PT des années 1980 été un puissant facteur de mobilisation, de conscientisation et d’organisation des travailleurs/ses et des classes populaires. Puis sa dégénérescence a inversé la situation, en éloignant le parti de sa base populaire. Quand le PT est arrivé au pouvoir central, ses sommets étaient déjà tellement inféodés à l’ordre bourgeois qu’il a priorisé le remboursement de la dette immonde, attaqué les retraites des fonctionnaires, renoncé à toute réforme agraire, sans compter les nauséabondes accointances politiques avec le pire fumier réactionnaire du pays, débouchant en particulier sur d’immenses scandales politico-financiers[3]. Tout cela relève bel et bien d’une massive trahison de classe, et si le PT a su s’attirer durablement le soutien de la population la plus déshéritée des favelas (en particulier dans le nord et le nord-est du pays) par des programmes d’assistance comme le Bolsa Familia, la classe dans son ensemble a été frappée par la politique du PT. Ce parti et son leader Lula ont durablement perdu la confiance d’une majorité de la classe ouvrière des régions plus développées (sud, sud-est), celle précisément que le PT avait massivement organisée à partir de 1979.

En Italie, l’échec et la mort de Rifondazione a signifié la disparition durable de ce qui représentait pour une large part des masses laborieuses une alternative de gauche initialement attrayante, ni social-libérale ni stalinienne. La « gauche de gauche » – encore une notion trompeuse, pour parler de ce qui se situe à gauche de la gestion « social-libérale » du capitalisme en crise ! – a été mise durablement sur la touche de la politique italienne ; ce qui, bien sûr, a facilité les attaques tous azimuts de la bourgeoisie contre l’emploi, les conditions de travail, les salaires. En Grèce, avec la capitulation de Syriza face à la troïka, c’est une phase historique de luttes de masses et d’espoir populaire de changement social qui a pris fin, en même temps qu’une misère de masse s’approfondissait et s’étendait dans le pays pour le plus grand profit du capital national et surtout impérialiste. Au Portugal et en Espagne, le dynamisme initial du Bloco et de Podemos ont cédé la place (plus vite dans le second cas que dans le premier) à des pratiques politiciennes, à la remise en selle d’un social-libéralisme (respectivement le PS et le PSOE) qui semblait voué à l’extinction, et à une gestion partagée et traitresse de l’ordre bourgeois, au service là aussi du capital national et impérialiste. En Allemagne, enfin, l’issue n’est pas encore claire (faute sans doute de participation de Die Linke à un gouvernement fédéral), mais au-delà de la cogestion régionale de l’austérité, notamment de l’affaiblissement des services publics, l’étiolement de ce parti contribue à donner un sale coup à ce qui pouvait exister de foi en une gauche combative.

  • Affaiblissement global de la gauche, renforcement de l’extrême droite : matière à réflexion !

Il serait intéressant d’étudier de près les mécanismes politiques, idéologiques et sociologiques par lesquels ces échecs ont favorisé la montée des forces racistes et d’extrême droite. Mais on ne peut qu’être frappé par l’existence d’une corrélation entre les deux. Bien sûr la crise durable du capitalisme est le fumier sur lequel se développe l’extrême droite, plus seulement en Europe, mais partout dans le monde. Mais une gauche affaiblie, par sa propre politique, par ses compromissions et ses trahisons, facilite forcément le travail à nos pires ennemis. C’est particulièrement flagrant au Brésil et en Italie. Le bolsonarisme s’est nourri et se nourrit encore – avec quelle force menaçante ! – du passage du PT dans le camp de l’ordre bourgeois et de ses trahisons de nombreux espoirs populaires. Rappelons ici que la présidence de Bolsonaro et les périls très actuels qu’incarnent ses supporters n’ont été possibles que parce que, non seulement une grande partie des classes moyennes a foncé tête baissée dans le giron de la pire réaction, mais aussi parce que le PT en est arrivé à causer un dégout profond dans de nombreux secteurs de la classe ouvrière, dont une partie vote maintenant pour Bolsonaro, souvent plus pour punir le PT que par amour pour ce sinistre individu.

En Italie, avec des rythmes plus lents mais un résultat analogue, la défaite durable du camp de la gauche a facilité la tâche à Berlusconi, puis permis de mettre en selle un Salvini ; et aujourd’hui nous avons un gouvernement Melloni d’extrême droite… En Grèce, si les dissensions internes d’Aube Dorée l’ont fait chuter électoralement, et si des députés de ce parti nazi ont été condamnés par la justice il y a plus de deux ans, on constate ces dernières années un renforcement politique et institutionnel de l’extrême droite, tandis que des violences fascistes diverses se multiplient. Alors que la péninsule ibérique avait longtemps été à peu près à l’abri de l’extrême droite, on a vu, dans le sillage de la « normalisation » de Podemos, la poussée du parti Vox, au plan électoral et institutionnel, accentuée à partir de 2018. Au Portugal, plus récemment encore, le vilain parti Chega a fait une percée et est devenu la troisième force politique aux élections législatives de 2022 (avec 7,4% des voix). En Allemagne, on a vu ressurgir dans les années 2010 une extrême droite décomplexée, pourvue d’une base militante et d’un soutien électoral non négligeable, avec une AfD[4] se maintenant régulièrement au-dessus de 10% des suffrages au plan national. L’AfD est à présent plus forte électoralement que Die Linke, et l’écart se creuse[5].

  • Des partis larges… avec qui ?

Ce qui fait qu’on peut parler d’un parti large, c’est de deux choses l’une : soit ce parti se base sur un programme politique imprécis, qui laisse dans le flou la question de la stratégie pour une transformation sociale à laquelle il dit aspirer ; soit il assume clairement des positions réformistes, que certain.es se plaisent à orner du qualificatif de « radicales ». Dans ce cadre général, la distance politique qui sépare ses composantes les plus divergentes est un élément qui compte, mais cela ne nous semble pas la question cruciale. La place qu’a occupée le SU dans les expériences de partis larges, narrées dans l’article 3, est variable. Dans le cas du PT, le SU a joué un rôle d’accompagnement dans un processus politique et social où il n’a que très peu pesé. Le SU a contribué de façon significative, mais secondaire, au lancement et à la vie de Rifondazione. Son rôle a été très restreint dans Die Linke, et plutôt limité dans le cas de Syriza. Il a par contre été central dans l’émergence du Bloco et sa dégénérescence ultérieure ; et très important dans celui de Podemos.

Ce que l’on peut dire, c’est qu’à une exception près, toutes ces expériences partisanes ont regroupé des groupes et des courants politiques qui se situaient – au moins au début – en opposition avec le « social-libéralisme ». L’exception, c’est le Brésil, où le PT est apparu à une époque où le « social-libéralisme » n’existait pas encore. Il est apparu plus tard… avec les politiques menées, en particulier, par le PT lui-même ! Dans nos autres exemples, le « social-libéralisme » était incarné particulièrement par le PDS (puis DS) en Italie, par le PS au Portugal, le SPD en Allemagne, le PASOK en Grèce, le PSOE en Espagne. Certains de ces six partis larges – pas tous – ont aussi pris leurs distances avec les partis les plus « orthodoxes » issus du moule stalinien (PCB et PCdoB au Brésil, PCP au Portugal, KKE en Grèce). Telles ont été, en gros, es délimitations politiques qui ont présidé à l’émergence de l’ensemble de ces partis. Cela signifie qu’à part le PT, apparu plus tôt, le socle politique fondamental de ces partis larges s’est situé partout autour d’un réformisme anti-libéral, et donc qu’il s’est agi de regrouper en leur sein des forces d’une gauche s’opposant au néolibéralisme et à sa variante de « centre-gauche ». C’est à ces projets que le SU, en y jouant des rôles d’une importance variée, s’est consacré, et à ce type de partis qu’il s’est intégré, le plus souvent sans prendre la moindre mesure « d’auto-défense » idéologique, programmatique et organisationnelle ; ou bien alors en adoptant des mesures nettement insuffisantes pour valablement se prémunir contre les dérives politiques qui étaient prévisibles.

  • Construction loyale de partis larges, entrisme leur sein, ou indépendance organisationnelle ?

Il découle de ce qui précède que le projet de partis larges centrés sur un réformisme anti-néolibéral est mauvais, et qu’il faut le combattre. Mais cela n’empêche pas des positionnements tactiques éventuels. Tout dépend de la situation : en 1979-80, un petit groupe d’extrême gauche, clandestin et isolé, basé en milieu étudiant, n’avait aucune chance de transcroître en parti révolutionnaire ; il était donc juste que tous ces groupes fassent le choix d’intégrer le PT. Mais pour en retirer des avantages politiques sans le payer de trop d’inconvénients, ces petits groupes d’activistes devaient absolument se munir de deux atouts : une compréhension claire que le noyau historique fondateur du PT, autour de Lula, était d’essence bureaucratique – une bureaucratie certes « de gauche », critique du syndicalisme officiel au début – et que ce noyau ne pourrait jamais devenir la direction d’un parti révolutionnaire ; et par voie de conséquence, que pour maintenir la perspective révolutionnaire et la faire vivre au sein du PT, il fallait établir une nette délimitation politique, théorique, programmatique, stratégique et organisationnelle avec le reste du parti.

Pour pouvoir survivre à la dérive bureaucratique du PT, il fallait donc l’avoir anticipée et s’être protégé en établissant ainsi une sorte de cordon sanitaire. Bien sûr, les bureaucrates du PT ont dès le début vitupéré contre ces pratiques, jugées déloyales, de « partis dans le parti », et les ont combattues de moins en moins démocratiquement et politiquement, et de plus en plus bureaucratiquement et autoritairement… Cela ne fait-il pas penser à quelque chose de plus récent ? – Si ! : au discours du « canal historique » du NPA, justement ! (auquel on reviendra dans le prochain article). Mais si l’on tire les leçons de l’expérience du PT, un enseignement clé se trouve dans une différence capitale entre la DS (section du SU) d’une part ; et la section de la LIT – avant le lancement du PSTU en 1994, la LIT, c’était la tendance Convergência Socialista (CS) dans le PT –, « bête noire » de la direction Lula-José Dirceu, qui est parvenue à l’exclure dès 1992. Le SU et la DS n’avaient pas perçu la nature bureaucratique de la direction du PT, et la DS s’est insuffisamment protégée face aux dérives potentielles, puis réelles. La CS avait voulu et su se prémunir contre les risques de la dégénérescence dans les appareils bureaucratiques du parti, des syndicats et dans les institutions ; bien qu’agissant dans le cadre du PT, elle gardait une large indépendance politique, organisationnelle, financière, et se construisait de façon toute prioritaire au sein du prolétariat, et dans les syndicats. C’est ce qui a permis au courant moréniste, avec la CS au sein du PT, puis avec le PSTU après son exclusion, de se développer et de s’implanter, prioritairement dans le prolétariat et les syndicats, de sortir qualitativement renforcé de l’expérience pétiste, et de maintenir vivante la perspective de construction d’un parti révolutionnaire au Brésil. A l’opposé, la débandade de la DS, sur laquelle nous revenons plus loin, montre à quel point son mauvais diagnostic initial et sa pratique politique et organisationnelle ultérieure, ont coûté cher.

On pourrait de même se demander si un groupe marxiste-révolutionnaire italien devait, oui ou non, participer à l’expérience de Rifondazione. La réponse est sans doute moins évidente que pour le PT, mais elle réside sans doute notamment dans une évaluation rigoureuse de l’état de la construction militante dudit groupe révolutionnaire au moment où la question s’est posée, de son implantation dans la classe, de sa capacité à diriger des luttes sociales, etc. En fait, il y a un grand nombre de paramètres de la situation à prendre en compte. Mais le choix fait par le SU de construire au Portugal un « bloc » (en fait un parti), sur une base programmatique essentiellement réformiste et de s’y dissoudre de fait, ce choix était lui très mauvais. Pire encore, à la fois odieuse au plan du mode de fonctionnement de l’internationale, et in fine funeste par ses résultats, mauvaise aussi a été la décision du SU de privilégier Syriza contre sa section grecque, l’OKDE-Spartakos. Atterrante et destructrice a aussi été l’insertion d’Anticapitalistas dans Podemos. Quant à la dissolution dans Die Linke d’une partie des forces militantes du SU en Allemagne, le manque de rigueur dans l’analyse et dans la délimitation politique et organisationnelle a fait – et continue de faire – son œuvre destructrice.

A notre avis, l’indépendance organisationnelle des révolutionnaires est préférable dans la plupart des situations, mais cette question doit rester tactique. Il faut distinguer, en tout cas, l’option stratégique du SU de délaisser la construction de partis révolutionnaires pour se fondre dans des partis larges, flous programmatiquement et confus stratégiquement ; et une tactique entriste au sens où les trotskistes l’ont pratiquée dans les années 1930. En tout cas, à notre sens, même si, à un moment donné, une restructuration majeure du mouvement ouvrier se produit (PT en 1979, PRC en 1991), et peut sembler incontournable – car il ne s’agit de rien de moins que de déterminer comment participer au mieux à la réorganisation de notre classe sur une base combative –, l’essentiel pour l’organisation révolutionnaire qui s’y insère est de maintenir, sur la base du communisme révolutionnaire, une forte délimitation organisationnelle et politique par rapport au parti large, et de batailler contre sa direction réformiste. Ce n’est qu’à cette condition que ladite organisation peut à la fois profiter de la dynamique initialement positive du parti large ; et rebondir positivement lorsque la sortie de celui-ci est devenue inévitable.

Le SU face à l’expérience accumulée des partis larges

L’idée des partis larges – ceux étudiés dans l’article précédent, mais plus généralement, et vus comme une panacée universelle – s’est consolidée comme projet au sein du SU après l’effondrement du Bloc de l’est. Mais il avait existé quelques expériences antérieures, à commencer par celle du PT brésilien.

  • Sur la chronologie et sur quelques expériences marquantes

Le triste bilan dressé dans l’article précédent, à partir de l’expérience de six pays et sur une période qui s’étale sur déjà plus de 40 ans, peut donner des impressions erronées quant au déroulement de cette période et aux choix faits pour chaque cas étudié. Il nous faut corriger ces mauvaises appréciations éventuelles, en prenant soin de bien revenir sur la chronologie globale des évènements. La LIT-QI a toujours dénoncé la ligne des partis larges, en rejetant, plus largement le triptyque « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti », devenu le leitmotiv du SU depuis 1995. Nous étions convaincu.es que la remise aux calendes grecques de la révolution mondiale, et l’abandon concomitant du programme marxiste-révolutionnaire et du parti léniniste étaient des erreurs majeures, qui auraient de graves conséquences en série. Mais dans les années 1990, il soufflait, sur le SU et ailleurs, une forte tempête opportuniste, contre laquelle la LIT-QI a dû elle-même se défendre.

Cependant, pour les besoins de la réflexion, raisonnons ci-dessous comme si la direction du SU se comportait comme une direction révolutionnaire qui se trompe, mais à la tête d’une organisation saine, qui peut corriger ses erreurs à la lumière de l’analyse de ses propres expériences. Nous tenterons de voir plus loin si cette hypothèse est juste ou pas, mais il nous faut supposer pour l’instant que le SU ait sincèrement voulu envisager le mouvement du réel avec une lucidité critique, nécessaire pour rectifier le tir si les erreurs et les dérives apparaissaient.

  • De l’erreur politique à l’acharnement dans l’erreur

Lorsque le 14e Congrès du SU se tient en 1995, quel recul historique possède-t-il, dans une approche internationale ? Hormis les expériences des années 1930 d’« entrisme tactique », notamment en France et aux Etats-Unis, de la future Quatrième internationale, qui allait être fondée en 1938, on pouvait tirer des leçons de l’entrisme « sui generis » dans les PC, décidé par Pablo et Mandel en 1952 et appliqué au moins pendant une bonne dizaine d’années. Il était déjà possible de retenir certains enseignements de l’« entrisme stratégique » du courant international dirigé par Ted Grant, qui avait rompu depuis longtemps avec le SU, et surtout de son application au Royaume-Uni, au sein du Labour Party. Mais ces expériences entristes, qu’elles soient tactiques, comme du temps de Trotski, ou stratégiques, comme les autres exemples cités ci-dessus, étaient d’une autre nature que ce que le SU décidait en 1995. L’entrisme, bien ou mal compris, ne signifiait pas – ou plus exactement, ne voulait pas être – la dissolution du courant trotskiste dans un parti réformiste ou stalinien, mais son activité plus ou moins ouverte, sur la base d’un programme révolutionnaire maintenu (notamment du Programme de Transition de 1938) au sein de tels partis. L’entrisme, et avant tout l’entrisme stratégique, à long terme, a toujours représenté une certaine dose de risque politique. Mais l’idée sous-jacente était de maintenir un courant communiste révolutionnaire délimité, même agissant à l’intérieur de partis réformistes et/ou staliniens. Ce qui a été décidé par le SU en 1995 est d’une autre nature : c’est la rupture avec le parti révolutionnaire léniniste, fondé sur le centralisme démocratique ; et la création de « partis larges », aux délimitations incertaines, regroupant, le plus largement possible, des forces éparses autour d’idées vagues de socialisme, de démocratie, en opposition à la fois à la « gauche de gestion » austéritaire et libérale, et à des partis communistes dont le squelette bureaucratique vieillissant devait être abandonné ; et de faire cela autour de programmes négociés avec des divers partenaires qui se présentaient selon les pays.

En 1995, on ne pouvait presque se baser que sur la quinzaine d’années d’expérience du PT brésilien. Et on manquait encore beaucoup recul sur Rifondazione, dont la fondation en Italie était encore très récente (1991). Pour ce qui était du Brésil, il était déjà très observable, sur la base de critères marxistes et révolutionnaires, que le PT de 1995 était déjà loin de ce qu’il avait été à sa naissance. Il était un parti de masse, certes, mais sa radicalité avait énormément diminué ; le réformisme de son programme avait été entériné par son 1er Congrès (1991) ; très tôt déjà, mais surtout après 1989, il était devenu extrêmement électoraliste ; il passait déjà des accords de gouvernement locaux ou régionaux avec des partis prétendument de gauche ; sa gestion de certaines municipalités avait déjà révélé de grosses failles, un parfum de scandale y flottait parfois ; et il avait déjà exclu deux courants qui participaient à sa construction depuis le début : la Causa Operaria en 1991, puis la Convergência Socialista en 1992.

Toutefois, en 1995, la messe pétiste n’était pas encore finie d’être dite. Il manquait surtout, pour tirer des bilans complets, l’expérience du passage du PT au gouvernement central. Certes, Lula avait mené sa campagne présidentielle de 1994 sur une tonalité moins radicale qu’en 1989 (qui pourtant ne sortait pas d’un cadre réformiste, certes plus ambitieux) ; mais les campagnes présidentielles encore plus droitières de Lula en 1998, et surtout en 2002, restaient à venir. 1995, c’est précisément l’année où, à la 10e Rencontre nationale du PT à Guarapari, la courte expérience (depuis 1993) d’une direction nationale composée de courants de gauche du PT prend fin. Le passage de témoin se fait, sur un ton très revanchard, au profit de ce qui va devenir pour les années suivantes, le Campo Majoritário du PT. Celui-ci est basé sur l’alliance entre son noyau historique, autour de Lula, et du secteur devenu le plus droitier du parti, DR (Democracia Radical, suite à un tournant à 180 degrés pris par une tendance d’origine maoïste, autour notamment de la figure de José Genoíno). Certes, la dégénérescence bureaucratique du PT avait commencé avant ; mais après 1995, ce « camp majoritaire » va mener la vie très dure à la démocratie interne du parti – en particulier à ses courants de gauche non encore exclus – et pousser celui-ci vers une politique et des alliances toujours plus à droite.

Le SU suivait cela de près, notamment par le biais de sa tendance dans le PT, la DS, présentée dans le précédent article. En 1999, lorsque le Bloco a été fondé au Portugal, le PT était encore un peu plus bureaucratique, un peu plus droitier, un peu moins combatif qu’en 1995, les dérives de ses municipalités et de ses gouvernements dans les états fédérés étaient devenues plus nombreuses, mais il n’avait toujours pas trahi massivement, centralement, les travailleurs/ses pour qui ce parti avait été construit. Au moment du lancement du Bloco, Rifondazione ne donnait pas encore – dans la perspective du SU, s’entend – de signes de transformisme trop alarmants. Les promoteurs du Bloco au Portugal et le SU en général se disaient aussi sans doute qu’avec trois composantes issues de l’extrême gauche (UDP et PSR) et de la gauche du PCP (Política XXI), les dérives droitières déjà évidentes du côté du PT brésilien avaient peu de chances de se reproduire avec le Bloco portugais.

A la naissance de Syriza en 2004, le PT de Lula gouvernait, très clairement en faveur de la bourgeoisie, en alliance avec une bonne partie de ses partis et politiciens traditionnels, et payait la dette rubis sur l’ongle. Et l’on venait déjà d’assister à l’exclusion de 3 député.es et d’une sénatrice par le PT, parce que ces parlementaires avaient voté contre une réforme des retraites très préjudiciables aux fonctionnaires, un ensemble de mesures que le PT lui-même disait vouloir combattre quand il était dans l’opposition. En 2004, il commençait à se former une mouvance pour un nouveau parti au Brésil, sur la base d’une rupture de gauche avec le PT, qui allait donner naissance au PSOL. Et à part une minorité de la DS, la tendance du SU dans le PT n’avait pas l’air de se scandaliser de tout cela, préférant, comme Miguel Rossetto, jouer le jeu de la participation ministérielle quelles qu’en soient les conséquences. Les motifs d’inquiétude, à partir de l’exemple du PT, et les raisons de se méfier de ce que pouvaient faire des partis larges commençaient à devenir concrets. Mais le SU ne s’en est pas alarmé, et a misé sur Syriza, malgré la confusion politique évidente de sa direction, et alors que sa section grecque ne faisait aucune confiance à ce parti néoréformiste.

Manifestants de Die Linke, Leipzig, 5 septembre 2022. Foto: Flickr/DIE LINKE

Lorsque Die Linke est arrivée sur la scène politique allemande et internationale, la situation avait encore empiré : le PT de Lula sortait à peine d’un énorme scandale de corruption, par achat de votes de parlementaires (le scandale du Mensalão). Pire, du point de vue du SU – on pourrait du moins le penser – on savait maintenant que l’essentiel de la tendance du SU au sein du PT avait elle aussi suffisamment dégénéré pour rester dans le PT malgré les attaques contre les travailleurs/ses, la politique pro-FMI et l’exclusion de parlementaires nationaux, dont une issue des rangs de la DS elle-même ! Qui plus est, en 2006, Rifondazione avait fait le choix d’une alliance avec le centre gauche, et en 2007 ce parti votait des crédits pour la guerre en Afghanistan. Cela faisait déjà deux partis larges, et non des moindres, qui trahissaient leur volonté politique initiale, ainsi que les travailleurs/ses qui leur avaient fait confiance. Die Linke étant, par-dessus le marché, un parti réformiste d’emblée institutionnel, très bureaucratique et très modéré, le SU avait déjà, 12 ans après son 14e Congrès, des soucis à se faire sur les phénomènes de décomposition auxquels la politique des partis larges pouvait l’exposer. Néanmoins, l’ISL, section allemande du SU la plus nombreuse, se lançait sans guère de précautions dans l’aventure Die Linke.

Lorsque le NPA a été mis sur orbite, entre 2007 et 2009, il se voulait lui aussi un parti large, mais son amplitude politique n’était pas connue d’avance. Le second article de cette série remarquait que le programme du NPA à sa fondation contenait des flous et des ambiguïtés, en particulier pour permettre à des « anticapitalistes » non révolutionnaires d’y adhérer et d’y prendre leur place. Les exemples de partis larges à l’étranger n’étaient pas plus nombreux que lorsque Die Linke était apparue, mais en Italie, Rifondazione avait touché le fond en disparaissant carrément de la représentation parlementaire. Les promoteurs/trices de projet du NPA ne semblaient pourtant pas s’inquiéter, comme si le cas français, à l’initiative de la LCR, donc à partir d’une matrice plus à gauche que le PT et le PRC, devait être préservé des dangers qui se concrétisaient ailleurs. Au fond, certes, on a pu noter, au niveau des textes et des postures, de réelles différences programmatiques et stratégiques entre le NPA initial et le Bloco de Esquerda, même à ses origines. A ce sujet, rappelons qu’après tout, les thèses « nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti » du SU étaient très « made in France ». Mais l’énorme différence était entre ces deux expériences, française et portugaise, est apparue par la suite. Contrairement au Bloco, le NPA (malgré les attentes qu’il avait suscité après les élections présidentielles de 2002 et 2007), n’a jamais réussi à se transformer en un parti parlementaire. S’il y était parvenu, il y a fort à parier que les choses se seraient déroulées en France d’une façon assez similaire à ce que l’on a pu observer au Portugal avec le Bloco. Maintenant que, depuis décembre 2022, la fraction liée au SU-CI a rompu avec le parti NPA – tout en prétendant représenter à elle seule le projet du NPA des origines – on peut se poser la question : où sont maintenant, pour cette fraction, les obstacles sur la voie des partis larges tracés par le SU-CI depuis 1995 ? Il semble bien qu’à quelques petits détails près, cette voie se soit largement libérée dans cette direction.

Enfin, lorsqu’en janvier 2014, Podemos a vu le jour dans le sillage des occupations de places dans une Espagne en ébullition, les 5 autres expériences de partis larges (plus celle du NPA) n’avaient pas apporté d’éléments qualitativement nouveaux depuis 2009. Mais des inquiétudes auraient dû être exprimées, des précautions auraient dû être prises. Pourtant, la section du SU dans l’Etat espagnol, Anticapitalistas, s’est impliquée avec fougue dans le projet Podemos, espérant en devenir un acteur important. A ce stade du raisonnement, on se dit la chose suivante : en 2014, le SU avait déjà de bonnes raisons d’être méfiant par rapport à sa propre stratégie de construction de partis larges, et, au moins, de chercher à placer des garde-fous politico-organisationnels pour éviter à ses sections de connaitre la fin marécageuse de la DS brésilienne, ou les difficultés de Sinistra Critica en Italie. La série de congrès du SU depuis 1995 montre que le choix a toujours été fait au SU de poursuivre sur la ligne des partis larges.

  • Trois congrès du SU (1995, 2003, 2010)

Au 14e Congrès (1995), les principales résolutions sont adoptées par environ 5/6e des délégué.es présent.es. Cela concerne la politique des regroupements politiques (des partis larges). Une tendance se constitue, avec l’International Social Group (Grande-Bretagne) et Socialist Action (Etats-Unis), qui insiste sur la nécessité de construire aussi des sections de la Quatrième Internationale ; elle est minoritaire. Les résolutions adoptées à une très large majorité encouragent un réalignement et une réorganisation de la gauche, incluant ainsi d’autres partis qui disent s’inscrire dans la lutte des classes. Cela inclut le PRC italien, Gauches Unies en Belgique, le PADS (Parti africain pour la démocratie et le socialisme) au Sénégal[6], et aussi le PT brésilien. C’est clair, c’est bien une dilution des sections du SU dans des partis larges qui est préconisée. Deux pistes étaient envisagées à l’époque pour la construction de ces partis. En premier lieu,  le regroupement avec des courants issus des partis staliniens ou avec ces partis eux-mêmes : « l’effondrement du système stalinien a pour conséquence positive d’avoir fortement ébranlé les préventions sectaires à notre égard, dans les rangs des avant-gardes ouvrières, syndicales et politiques. Le triomphalisme du capital a également eu pour effet d’inciter à l’unification de tous les anticapitalistes, désormais conscients de leur faiblesse. Nous sommes mieux en mesure aujourd’hui de tisser des rapports de solidarité militante et d’unité des luttes, avec des forces qui naguère rechignaient encore à l’idée même de nouer un dialogue avec nous »[7]. En second lieu, l’incorporation dans le SU de « marxistes-révolutionnaires » non trotskistes : « Nous souhaitons accueillir dans nos rangs des organisations marxistes révolutionnaires qui ne se revendiquent pas nécessairement du “trotskisme” et ne se reconnaissent pas dans notre histoire mais qui nous rejoindraient sur la base d’une convergence programmatique réelle »[8]. Et le congrès préconisait trois pistes pour avancer dans la voie de partis larges : a) le front unique dans les luttes concrètes et les mouvements de masse ; b) l’unité avec d’autres organisations révolutionnaires ; c) le regroupement plus large avec d’autres forces de gauche.

Le 15e Congrès mondial (2003) tenu en Belgique enregistre le fait qu’une partie de l’Internationale s’est déjà transformée depuis 1995, avec certaines sections qui se sont réorganisées en tendances dans de plus grands partis politiques. Par ailleurs le SU avait établi des rapports fraternels avec d’autres organisations internationales et nationales. Le congrès précisait ainsi les objectifs à atteindre avec ces partis larges : « Notre objectif est de constituer des partis du prolétariat : anticapitalistes, internationalistes, écologistes et féministes ; larges, pluralistes et représentatifs ; profondément attachés à la question sociale et relayant sans entrave les revendications immédiates aux aspirations sociales du monde du travail ; exprimant la combativité des travailleur·es, la volonté d’émancipation des femmes, la révolte de la jeunesse, la solidarité internationale, et se saisissant de toutes les injustices ; axant leur stratégie sur le combat extraparlementaire, l’auto-activité et l’auto-organisation du prolétariat et des opprimé·es ; se définissant clairement pour l’expropriation du capital et pour le socialisme (démocratique autogéré) »[9]. Des partis à la fois larges et clairement favorables à l’expropriation du capital ? Il faut relever la confusion ici, car dans la pratique soit les partis larges étaient pour l’expropriation du capital au début, mais ont fini par accepter la loi du capital (le PT en particulier) ; soit les partenaires souhaités pour le faire, en particulier les courants staliniens, étaient assez tièdes en matière d’expropriations. Le même texte ajoutait : « La lutte pour de tels partis passera par une série d’étapes, de tactiques et de formes organisationnelles qui seront spécifiques à chaque pays »[10]. Par ailleurs, de nouveaux statuts sont adoptés à ce congrès, les pouvoirs du SU étant transférés à un Comité International (CI) qui se réunit deux fois l’an, et avec un Bureau Exécutif, ou Bureau International (BI), qui coordonne le travail entre deux sessions du CI. Dans les faits, la centralisation démocratique de l’Internationale est maintenant remisée à un lointain passé. Mais notons que la politique du triptyque « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti ») décidée en 1995, a été mise en œuvre et a commencé à changer la nature des partis de l’internationale. Cette politique se poursuit.

Au 16e Congrès mondial (février 2010 en Belgique), le thème de la construction de partis anticapitalistes larges tient une place importante. On lit dans la résolution « Rôle et tâches de la IVe Internationale » : « Construire des partis anticapitalistes larges représente la réponse actuelle que nous faisons à la crise du mouvement ouvrier et de la gauche et à la nécessité de sa reconstruction »[11]. Il s’agit d’échanger autour d’expériences diverses de construction, afin d’aider chaque section à trouver la meilleure façon de mettre en œuvre cette politique. Observons, par rapport à ce que nous disions plus haut, qu’en 2010, il y avait déjà de bonnes raisons de s’inquiéter de ce que pouvait être la dynamique et le devenir politique de partis larges après les expériences du PT et de Rifondazione. Et le congrès aurait été l’occasion d’une réflexion critique. La résolution évoque ainsi le PT de Lula : « La confrontation avec ces partis est plus difficile étant donné qu’ils maintiennent leur contrôle, surtout électoral, sur une partie du mouvement ouvrier, et c’est pourquoi il faut construire une véritable alternative politique qui soit crédible ». Il faut donc se confronter avec ces partis. C’est bien ! Mais jusqu’à il y a peu, le PT était présenté comme un modèle de parti large à construire… Où est le bilan de 30 ans de PT ? Et quid de la trajectoire de la DS ? A propos de Die Linke, le congrès fait d’abord une erreur de caractérisation lorsqu’il dit : « Lorsque l’on décide sur la base de conditions politiques claires d’intervenir à l’intérieur des partis antilibéraux et réformistes de gauche (comme dans le cas de Die Linke), nous le faisons sans illusions sur la nature de ces partis et en construisant des tendances anticapitalistes liées aux mouvements sociaux, qui combattent l’électoralisme, l’institutionnalisation et les tentatives de compromis avec le capitalisme ». Sans illusions ? Non, Die Linke n’est pas un parti réformiste de gauche, mais un parti réformiste de droite. De plus, comment se sont construites ces tendances anticapitalistes, avec quelles délimitations ? Quels regroupements avec les autres tendances anticapitalistes de Die Linke ? Quelle politique a été menée dans les faits vis-à-vis des mouvements sociaux ? L’ISL (le courant du SU en Allemagne favorable aux partis larges et à la présence dans Die Linke) a été très carente dans ces domaines. Mais le congrès préfère, de façon abstraite, définir l’objectif général des partis à construire que de tirer ces leçons… même si le SU prétend le contraire : à propos du PT et du PRC, il aurait valu la peine de vraiment revenir sur la démarche de construction de partis larges, mais on s’en sort par une pirouette, et on n’en parle plus[12]. On poursuit donc comme avant… en précisant bien : « L’ambition est de rassembler au-delà des seules forces révolutionnaires. Celles-ci peuvent être un point d’appui dans ce processus de rassemblement à condition qu’elles s’orientent clairement pour construire ces partis anticapitalistes. Même s’il n’y a pas de modèle, chaque processus de regroupement tenant compte des spécificités et rapports de forces nationaux, notre objectif doit donc être de chercher à construire des forces politiques larges anticapitalistes indépendantes de la social-démocratie et du centre-gauche, des formations qui rejettent toute politique de participation ou de soutien à des gouvernements de collaboration de classes ». La fin de ce passage de la résolution de 2010 ne manque pas de sel quand on pense à ce que fera le Bloco, souvent cité en exemple, à partir de 2015 !…

  • Le 17e Congrès mondial (février 2018), dernier en date

La résolution du 17e Congrès mondial (février 2018) intitulée « Rôle et tâches de construction de la Quatrième Internationale » mérite un intérêt particulier, car le recul sur la politique des partis larges était déjà suffisant pour tirer un bilan très sévère de ce choix stratégique. Celui que dresse cette résolution du 17e Congrès est flou et semble fait pour noyer le poisson et éviter de regarder la dure réalité en face. On y trouve un bijou de langue de bois euphémique, valant pour l’ensemble de l’expérience des partis larges : « il n’y a pas un modèle qui ait conduit à des percées importantes ». Mais la justification de la politique menée depuis 1995, et la volonté de la poursuivre, semblent vouloir se fonder sur une sorte de peur de « louper le coche » : « l’incapacité à saisir les opportunités qui se présentent, quand une avancée qualitative ou quantitative dans le rassemblement des forces utiles de lutte de classes pourrait être réalisée, aura un effet négatif durable ». Certes, cette résolution évoque – brièvement – la possibilité qu’« un tel parti [large] trahisse ce qui est nécessaire », le texte précisant : « Le risque d’échec est toujours présent dans tout choix politique » ! Mais, d’une part, la « possibilité », on l’a vu, se concrétise de façon bien trop fréquente pour être traitée avec autant de légèreté – et cela, en 2018, c’était déjà très perceptible -, mais de plus, la suite mérite d’être commentée. On lit : « nous pouvons juger que l’évolution du PT brésilien, ou de Rifondazione en Italie, n’a finalement mené nulle part ». Notons ici qu’en 2018, la trahison du PT – globale, et pas seulement de « ce qui est nécessaire » a déjà près de 15 ans, et elle est devenue évidente pour tout le monde au CI. Ce n’est donc pas trop un problème de l’évoquer. De plus, observons que la direction du PT, ce n’était pas le SU-CI lui-même, ce qui limite forcément la portée du mea culpa. Pour ce qui est de Rifondazione, son naufrage remontait déjà à 12 ans, et là encore, le SU n’en portait pas la principale responsabilité. Mais c’est notamment à propos du Bloco, au cœur de l’actualité internationale, et pour lequel le SU porte une responsabilité majeure, que l’on voit à quel point la résolution du CI votée en 2018 refuse de tirer un bilan honnête, et que le CI continue à se plonger la tête dans le sable, pour éviter ce qui pourrait conduire à une déstabilisation complète de la stratégie mise en œuvre depuis 1995.

Alors que le Bloco portugais était engagé dans le soutien au gouvernement bourgeois de la Geringonça, que le « trotskiste » (façon SU-CI) F. Louçã, nommé par son parti, avait intégré le Conseil d’Etat dès décembre 2015, que l’austérité continuait grâce au soutien parlementaire du Bloco, et que ce parti avait déjà joué un rôle contre-révolutionnaire dans une lutte majeure – rappelons-le ici : le Bloco avait usé de son influence historique chez Volkswagen-Autoeuropa pour défendre les intérêts des patrons, et dénoncer et pourrir la grève de l’été 2017 contre le travail obligatoire le week-end – la résolution adoptée en février 2020 citait encore le Bloco en exemple, disant que celui-ci, et aussi l’Alliance rouge-verte du Danemark[13], « continuaient d’avoir un certain rôle et de l’influence en tant que partis de gauche dans leurs pays respectifs »[14]. Quelle hypocrisie répugnante ! Quel déni de réalité d’une trahison de classe déjà consommée, et par laquelle le Bloco continuait à collectionner les trophées contre-révolutionnaires, jouant ainsi « un certain rôle », et usant d’une « influence » qui tournait le dos haineusement aux travailleurs/ses et aux opprimé.es. Comme la DS brésilienne bien avant lui, le Bloco pourrissant empuantissait l’atmosphère de toute la « gauche radicale » mondiale. Cette sinistre réalité n’empêchait pas la résolution du 17e Congrès de définir parmi ses critères de bonne politique pour des partis larges, « L’attitude à l’égard de l’État, des institutions : prendre part aux élections en agissant en soutien à l’activité dans le mouvement de masse, qui doit rester le centre de gravité de notre activité » ! Un chef d’œuvre de duplicité !

Plus récemment (février 2020), alors que, comme on l’a vu dans le précédent article, le pourrissement du Bloco avait franchi quelques degrés de plus, une résolution du CI (issu du 17e Congrès) évoquait sereinement ce parti, en parlant ainsi : « Nos camarades portugais dans le Bloc de gauche »[15]

Il ressort de tout ce qui précède que le SU-CI n’a fait que persévérer dans l’erreur, en arrivant ces dernières années à cacher sous le tapis, non seulement la poussière, mais la boue, qui émane de ses propres rangs, et usant d’artifices de mauvaise foi pour dissimuler la récurrence des catastrophes que sa stratégie a engendrées depuis 1995, voire même avant.

  • Brésil : quelle approche du problème de la DS ?

Mais il vaut aussi la peine de se pencher sur la façon dont le SU (dans les années 2003-2005) a traité le problème de la DS, sa section brésilienne pour l’essentiel restée dans le PT. On a vu dans l’article 3 que la DS avait subi un processus de gangrène bureaucratique lié à celui du parti lui-même, et de son courant dirigeant. Il y a d’ailleurs sur ce plan une différence capitale avec le courant de la LIT au Brésil – nommée Convergência Socialista (CS) dans le PT –, « bête noire » de la direction Lula-José Dirceu, et exclue dès 1992 : la CS avait voulu et su se prémunir contre les risques de la dégénérescence dans les appareils bureaucratiques du parti et des syndicats et dans les institutions ; bien qu’agissant dans le cadre du PT, elle gardait une large indépendance politique, organisationnelle, financière, et se construisait de façon toute prioritaire au sein du prolétariat et dans les syndicats. Quant à la DS, son intégration dans la logique bureaucratique et le jeu institutionnel l’avait donc conduite jusqu’à participer au gouvernement Lula de coalition, allant du PT à des secteurs de la droite la plus réactionnaire. Qu’allait donc faire le SU face à sa section brésilienne, où cohabitaient, aux deux extrémités, d’un côté Miguel Rossetto, potiche « de gauche » visiblement satisfaite de participer au gouvernement ; et de l’autre, Heloísa Helena, exclue du PT avec trois autres élu.es nationaux, avec la complicité de ses « camarades » de la DS.

Le SU, et en particulier Bensaïd, qui suivait de près le PT depuis 1979, a tenté de convaincre la DS que le choix de participer au gouvernement était mauvais. Il a assisté impuissant au pourrissement de la DS[16], et après des échanges infructueux entre SU et DS, et de courtoises tergiversations, Bensaïd, avec la majorité de la direction du SU, a décidé de miser sur le nouveau parti en formation en 2004, le PSOL[17], et de construire sa (puis ses)  section(s) brésilienne(s) au sein de ce dernier parti, tandis que l’immense majorité de la DS (à peu près 80%, on l’a vu) restait au PT, et que ses justifications alambiquées ne parvenaient pas à convaincre la majorité du SU. Ce sont sans doute 10% (15% au maximum) des effectifs de la DS qui sont allés construire le PSOL. On constate ici l’affaiblissement du SU, qui explique que depuis 2005, « l’ensemble des liens avec l’Internationale ont été rompus par Democracia Socialista, qui n’est plus par conséquent reconnue comme sa section brésilienne »[18]. On voit donc que la DS n’a pas été exclue du SU, mais que c’est plutôt la DS qui s’est lassée de discuter avec la direction du SU. Celui-ci a donc fini par laisser la DS patauger dans la boue bureaucratico-institutionnelle. La rupture avec la DS s’imposait au SU s’il voulait continuer à défendre sans rougir une orientation anticapitaliste. Mais la fermeté du SU a été toute relative (!), on le note au vu des considérations qui ont présidé à ce dénouement. Avant de rompre avec la DS, le SU observait : « le prix à payer pour rester au PT (…) est lourd : soutenir le gouvernement, appartenir au même parti que des dirigeants accusés de corruption, être solidaire d’une des politiques néolibérales les plus conséquentes d’Amérique latine. [… ] Comment, alors, se revendiquer de positions anticapitalistes et soutenir Lula… tandis qu’il y aura une candidate Heloísa Helena (…) qui défendra une série de positions radicales contre le capitalisme libéral ? Comment appuyer Lula contre Heloísa pour des centaines de militants de la DS ?»[19]. A lire l’énumération ci-dessus, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’effectivement, la note est salée. Tellement salée qu’on a peine à croire que face à une telle situation, une direction internationale qui se dit révolutionnaire ait pu hésiter un seul instant[20] ! Mais d’autre part, que dire des « centaines de militants de la DS » qui ont malgré tout choisi de soutenir Lula face à Heloísa ? Comment ne pas comprendre et déclarer qu’ils et elles n’avaient plus rien à voir avec la 4e Internationale et étaient passé.es dans le camp de la bourgeoisie ?

Mais lisons encore le court bilan suivant, tiré par le SU : « Une fois la décision de participation [au gouvernement Lula] prise par Democracia Socialista (DS), sans masquer nos réserves et nos doutes, nous avons respecté son choix et cherché à aider plutôt qu’à mettre des bâtons dans les roues. Ainsi, nous nous sommes efforcés de convaincre les camarades de nos propres sections, que la question de la participation gouvernementale devait être logiquement subordonnée à l’appréciation des orientations gouvernementales »[21]. Chercher à « aider » ? Mais aider à quoi ? On se demande à quoi cela pouvait bien correspondre dans un contexte pareil ! Au-delà, admettons – pour nous concentrer sur l’essentiel – l’argument de la volonté de convaincre plutôt que d’avoir recours à des méthodes verticales et administratives avec la DS. La façon dont le SU pose la question de la participation gouvernementale n’est pas pour autant plus claire. Trotski a souvent expliqué que pour un parti révolutionnaire, il n’est pas question de participer à un gouvernement « de gauche » réformiste dans le cadre d’un Etat bourgeois, ni même de soutenir ses mesures « progressistes », et cela même pour des gouvernements infiniment plus à gauche que le gouvernement Lula en 2004-2005[22]. Ce n’est pas « fonction des orientations gouvernementales ». Pour des révolutionnaires, la seule participation gouvernementale envisageable, c’est celle à un gouvernement des travailleurs/ses basé sur ses propres organes de pouvoir – qu’on les appelle soviets ou autrement – dans un cadre d’affrontement décisif avec la bourgeoisie. Sinon, la participation, et même le soutien sans participation, créent d’épouvantables illusions parmi les masses travailleuses ; et cela rend impossible de les hisser jusqu’à la prise du pouvoir lorsque les conditions s’y prêteraient. Cette politique est désarmante et contre-révolutionnaire.

On déduit de tout ceci que 10 ans après la fatale décision en faveur de partis larges en 1995, la direction du SU a hésité assez longtemps avant de… ne pas rompre avec une section qui avait totalement dégénéré dans la politique bourgeoise, et de laisser celle-ci s’éloigner, définitivement, dans le silence feutré de ses pantoufles. On déduit aussi que cette séparation s’est faite sur des bases bien peu claires, vu les positions parfaitement opportunistes du SU présentées ci-dessus. La DS avait hideusement dégénéré : le SU a eu le plus grand mal à le reconnaitre. Mais pourquoi les choses avaient-elles si mal tourné ? N’y avait-il pas des leçons beaucoup plus vastes à tirer sur la participation aux partis larges, les conditions dans lesquelles cela pouvait être envisageable, la façon de s’y prémunir contre le danger de la dégénérescence bureaucratique et institutionnelle, etc. Avec le PT, il s’agissait bien d’un « parti large ». Mais quid de sa direction ? En 1979-80, le SU (notamment Bensaïd), voyait en Lula un « démocrate sincère ». Alarmée par Moreno, la jeune CS (au départ très bien disposée vis-à-vis du projet de PT) voyait au contraire en Lula un bureaucrate syndical, donc un ennemi de classe, qui ne pouvait que trahir le prolétariat, tôt ou tard. Ces appréciations opposées ont sans doute pesé sur les trajectoires divergentes de la DS et de la CS. Qui voyait juste ? Vu les orientations décidées par le SU par la suite, à propos du Brésil et d’autres pays, il est clair que les débats nécessaires n’ont jamais été menés en son sein comme ils auraient dû l’être. Mais repenser la question des « partis larges » en termes de menaces et de dangers aurait pu déstabiliser une internationale qui avait décidé de tout miser sur… des partis larges.

  • Italie : que dire de Rifondazione après son effondrement politique et électoral ?
Fausto Bertinotti et Romano Prodi (Getty Images)

Le Congrès mondial de 2010, qui suit l’implosion de Rifondazione, n’accorde pas dans sa résolution toute l’attention nécessaire – c’est un euphémisme – à ce nouvel effondrement, cette fois-ci politique et moral, mais aussi électoral : le PRC, discrédité, a été balayé de la scène parlementaire en 2008, et la gauche italienne ne s’en est pas relevée. Des révolutionnaires devaient-ils/elles participer à l’expérience de Rifondazione ? Avec la facilité que donne le recul, nous aurions plutôt tendance à répondre non. En tout cas, la réponse était moins évidente que lors de l’émergence du PT. Quoi qu’il en soit, la leçon centrale à tirer de ces deux expériences douloureuses, pourrait être formulée ainsi : même si, à un moment donné, une restructuration majeure du mouvement ouvrier (PT en 1979, PRC en 1991) se produit, et peut sembler incontournable (car il ne s’agit rien de moins que de participer à la réorganisation de notre classe sur une base combative), l’essentiel pour l’organisation révolutionnaire qui s’y insère est de maintenir une forte délimitation organisationnelle et politique par rapport au parti large, et en opposition avec sa direction réformiste. Ce n’est qu’à cette condition que ladite organisation peut à la fois profiter de la dynamique initialement positive du parti large ; et rebondir positivement lorsque la sortie de celui-ci est devenue inévitable.

Mais, tout comme le naufrage de la DS brésilienne, l’énorme gâchis issu de Rifondazione aurait mérité un vaste débat au 16e Congrès mondial. Dès 2006, la participation du PRC au gouvernement Prodi II conduisait des militant.es trotskistes à quitter ce parti, et à fonder le PDAC, devenue section de la LIT en Italie. Du côté du SU, la section italienne n’a pas pourri ignominieusement comme la DS brésilienne. Mais beaucoup d’hésitations ont eu lieu et la décision de quitter Rifondazione est venue plus tard, en décembre 2007, avec Sinistra Critica (Gauche critique), organisation centriste disparue à l’été 2013, après avoir vainement cherché encore à fédérer la « gauche radicale » italienne pour les élections de cette année-là. Le SU, faute d’avoir voulu et su rompre à temps avec le réformisme de Rifondazione, est divisé et durablement affaibli en Italie[23]

  • Grèce : le SU face à Syriza

Entre la victoire écrasante du NON au référendum sur les propositions de la troïka du 5 juillet 2015 et la capitulation de Tsipras huit jours plus tard, le CI déclarait, de façon parfaitement juste : « La preuve vient d’être faite aux yeux de tous que l’Union européenne et ses institutions ne sont ni un espace neutre ni un cadre neutre. C’est une construction politique organisée par les capitalistes pour échapper à tout contrôle populaire dans la mise en œuvre de leurs intérêts. Cette construction ne se réformera pas. Il est illusoire de vouloir mener une politique alternative tout en acceptant la souveraineté de ces institutions autocratiques ». Le CI mentionnait aussi le mandat donné à Tsipras par les 61% du peuple grec ayant voté NON : « Ce mandat passe par l’arrêt du paiement de la dette illégitime et odieuse, par un chemin qui, avec la nationalisation et le contrôle du système bancaire donne à la population grecque sa souveraineté sur ses choix politiques, économiques et sociaux. Ce sont ces choix qu’exprime la gauche grecque, essentiellement la gauche de Syriza et les militants d’Antarsya qui ont contribué à la victoire du non ». Ce passage nous conduit à faire plusieurs remarques.

En premier lieu, la critique de L’UE exprimée ci-dessus, tout à fait correcte, n’a rien à voir avec ce que Tsipras, la majorité de Syriza et le gouvernement grec pensent de l’UE. Au contraire, ces derniers clamaient toujours et partout leur attachement à « l’Europe », et affirmaient vouloir rester dans l’euro. Mais ce menu détail est « oublié » par la déclaration du SU ci-dessus. Comme si cela ne posait pas problème ! Plus profondément, et depuis le début de Syriza, la direction du SU évite de faire ressortir le fait qu’il est impossible de faire confiance à la direction de Tsipras, vu ses orientations pro-UE et réformistes (les deux étant liées), donc de fait pro-capitalistes. Or, dans le bras de fer qui l’a opposée au capital et à la troïka, la direction Tsipras a négocié, face à des bandits armés jusqu’aux dents, munie seulement de pistolets à eau ! Et cela pouvait se percevoir, à travers les reculs successifs de Syriza, avant même son humiliation totale du 13 juillet 2015. Il était aussi palpable qu’en refusant, avant le référendum, de préparer un plan B contre la troïka, pour pouvoir rompre avec l’euro en s’appuyant sur la mobilisation populaire, la direction de Syriza courait à la défaite. Or le SU et ses supporters grecs ont méséduqué le peuple grec en refusant de dénoncer, avec la vigueur nécessaire, les hésitations et les dérives du parti Syriza avant 2015, puis les reculs du gouvernement avant même sa capitulation. Il fallait au contraire mettre publiquement la pression sur la direction de Syriza et le gouvernement, en expliquant que ces derniers devaient choisir leur camp : soit les travailleurs/ses et le peuple grecs, soit les parasites financiers si bien défendus par la troïka.

De plus, si le passage cité plus haut revendique correctement l’arrêt du paiement de la dette et la nationalisation du système bancaire, cela n’est pas suffisant. Contrôler les banques est nécessaire mais il faut aussi prendre d’autres mesures pour ne pas plier sous le chantage des brigands de l’UE et de la finance internationale ; exproprier une large part de l’économie grecque et des grosses boites étrangères ; instaurer un monopole du commerce extérieur ; et décider d’une monnaie inconvertible pour briser la spéculation. La déclaration du SU est minimaliste, comme pour ne pas chagriner des partenaires de fait réformistes mais qui ne sont jamais dénoncé.es comme tel.les au sein de la « gauche radicale » grecque, représentée par Syriza.

Par ailleurs, la seconde citation de la déclaration du SU, plus haut, contient un élément parfaitement hypocrite : en mettant sur le même plan « la gauche de Syriza et les militants d’Antarsya » comme artisan.es de la victoire du NON le 5 juillet, le SU se veut diplomate, même si ce qu’il dit est exact. Mais cela cache mal le choix politique fait par le SU en Grèce. En fait, l’attitude de la direction du SU était scandaleuse depuis longtemps vis-à-vis de sa section grecque. En contradiction flagrante avec les statuts de l’Internationale, elle a complètement négligé et « bypassé » sa section grecque, l’OKDE-Spartakos, qu’elle ne parvenait pas à convaincre d’intégrer Syriza. L’OKDE-Spartakos avait intégré – comme on l’a vu dans l’article précédent – le « front anticapitaliste, révolutionnaire, communiste et écologique » Antarsya. D’où l’allusion mielleuse de la déclaration du SU à ce front. Mais dans les faits, le SU a choisi de soutenir les militant.es grec.que.s qui avait préféré entrer dans Syriza.  

Remarquons encore qu’au moment crucial (disons, entre le référendum du 5 juillet et les quelques jours qui ont suivi la capitulation de Tsipras), l’échec de la gauche de Syriza et de ses partisans du SU à représenter une alternative à la direction majoritaire du parti et du gouvernement offre une leçon importante : gagner la conscience et la confiance des travailleurs/ses, savoir retourner une situation lors d’une crise aigüe, dans une phase intense de la lutte des classes, pour être en mesure de conduire le prolétariat et les opprimé.es à la victoire, cela exige un temps de préparation et de l’indépendance politique. La gauche de Syriza avait fait un choix organisationnel et politique qui l’a handicapée sur cette voie. Outre ses limites programmatiques, elle était identifiée avant tout comme Syriza. Ses critiques à Tsipras, à la direction du parti, au gouvernement, étaient mesurées et se voulaient constructives, alors qu’un drame se jouait et qu’il aurait fallu faire de l’agit-prop à haute dose sans ménager les critiques, pour avoir une chance de faire prévaloir la volonté des masses contre Tsipras et la direction de Syriza. Cette orientation trop modérée, en plus du manque de temps, dans un cadre d’impréparation politique et des hésitations initiales face à la capitulation de Tsipras, voilà sans doute pourquoi la gauche de Syriza, puis l’Union populaire, n’ont pas pu apparaître comme une alternative crédible à Syriza.

En guise de conclusion, le SU-CI, de l’opportunisme à la liquidation

Ajoutons, sans beaucoup développer[24], que la politique des partis larges apparait comme la cristallisation liquidatrice d’une tendance opportuniste structurelle dans le courant pablo-mandéliste présente depuis les années 1950, et qu’on pourra résumer au moins par les points suivants (loin d’être exhaustifs, et dans l’ordre chronologique).

  • Dès 1951, entrisme sui generis dans les partis communistes, avec l’illusion que les PC pouvaient être transformés en partis révolutionnaires (d’où la scission de 1952 de la 4e Internationale).
  • En pleine révolution bolivienne, en 1952, soutien au gouvernement bourgeois du MNR, au lieu de mener une politique pour la prise de pouvoir par la puissante centrale syndicale COB. Cela a débouché sur la défaite de la révolution.
  •  Après la victoire de la révolution cubaine (1959), une orientation opportuniste et rétrospectivement catastrophique : le SU s’efface devant le castrisme et refuse de construire une section de la 4e Internationale à Cuba.
  • Posture capitularde du SU en Europe, face à « l’eurocommunisme » dans les années 1970.
  • Pendant la révolution portugaise (1974-75), soutien au Mouvement des forces armées (MLA) plutôt que défendre l’indépendance et la centralisation des organes d’auto-organisation.
  • Après la victoire de l’insurrection sandiniste contre le dictateur Somoza au Nicaragua (1979), le SU soutient de façon acritique la direction petite-bourgeoise du FSLN, qui, conseillée notamment par Castro, choisit de cohabiter avec une bourgeoisie « non somoziste » dans le cadre d’une économie de marché ; choix simultané de ne pas construire de section de la 4e Internationale au Nicaragua.
  • Bien pire encore : choix de soutenir la direction sandiniste dans son expulsion des révolutionnaires de la Brigade Simon Bolivar, constituée à l’appel du PST colombien, organisation moréniste dans ce pays. Ces militant.es armé.es avaient déjà combattu aux côtés du peuple nicaraguayen, mais avaient aussi commencé à construire des syndicats indépendants. La direction sandiniste les a expédiés dans les geôles du Panama, où ils ont été torturés ; le SU a refusé de protester, donnant raison à la direction sandiniste.
  • Dans les années 1980, choix d’alliances type « alternatives » en lieu et place de la construction de partis révolutionnaires dans certains pays. En 1987-88, en particulier, choix de la LCR de s’investir dans la campagne Juquin (ex-dirigeant du PCF devenu critique de ce parti tout en étant réformiste) pour les élections présidentielles de 1988. Avec des résultats politiques et électoraux décevants.

[1] Le Secrétariat Unifié de la 4e Internationale (SU ou SUQI, courant historique incarné par Ernest Mandel puis Daniel Bensaïd), a pris plus récemment le nom de Comité International (CI). Ce courant parle de lui comme étant LA 4e Internationale, ce qui est bien sûr contesté par les autres courants internationaux se réclamant du trotskisme. Cette prétention du SU-CI est d’autant plus frauduleuse que ce sont des pans entiers du trotskisme qui ont été jetés par-dessus bord, depuis fort longtemps dans la pratique, mais tout particulièrement après 1995 dans la théorie. Avec les conséquences des choix de construction faits en faveur des partis larges, ou fronts politiques, des révolutionnaires, réel.les ou prétendu.es, et des réformistes assumé.es. Une lourde erreur qui a montré à quelles débâcles elle conduisait. En ne prenant que des exemples assez récents, on pense ici, en particulier, à la débâcle de Rifondazione en Italie, au naufrage de Syriza en Grèce en 2015 (dont nous disons plus bas quelques mots), à la « normalisation » de Podemos en Espagne, et à l’intégration du Bloco de Esquerda dans les institutions bourgeoises au Portugal.

[2] Il est aujourd’hui divisé en deux organisations. La plus significative s’appelle Sinistra anticapitalista ; et il y a le réseau Communia.

[3] Celui du Mensalão en 2005, celui de la Petrobrás à partir de 2014.

[4] AfD : Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne), parti « populiste » d’extrême droite fondé en 2013.

[5] Aux élections législatives de septembre 2017, l’AfD (12,64%) passait devant Die Linke (9,24%). En septembre 2021, l’AfD, certes, reculait mais recueillait encore 10,34% des voix, contre seulement 4,89% pour Die Linke, qui cessait d’être représentée au Bundestag.

[6] Ces deux courants n’ont pas été mis en lumière dans cette étude. Mais ni l’un ni l’autre ne vient contredire le bilan des partis larges tiré à la fin de notre précédent article.

Gauches Unies a été une expérience de courte durée, réunissant des militant.es du POS (Parti ouvrier socialiste, du SU), du PC belge, des Verts pour un gauche alternative (issu d’une scission de gauche du mouvement Ecolo), ainsi que des adhérent.es non membre d’autres partis, ou bien membres du PS ou d’Ecolo à titre individuel. Son objectif électoraliste évident a vite été déçu : après 1,61% des voix aux élections européennes de 1994, les élections locales belges de 1995 auxquelles Gauches Unies a participé ne lui ont donné aucun.e élu.e. Et le mouvement a vite périclité.

Le PADS (ou plus complètement And-Jëf/Parti Africain pour la Démocratie et le Socialisme) a été fondé en 1991, et reconnu officiellement en 1992. Il s’est formé comme organisation unitaire de la gauche révolutionnaire. A l’origine, on trouve l’organisation clandestine d’origine maoïste And-Jëf/Reenu-Rew (And-Jëf signifie « s’unir pour agir » en wolof), apparue en 1973. Et le groupe lié au SU s’y est engagé. Après des débuts prometteurs (électoralement : 4 sièges à l’Assemblée nationale en 1998, 4,01% et 2 sièges encore en 2001), la dérive réformiste s’est vite fait remarquer. Le PADS s’est scindé entre deux chefs en 2009, Mamadou Diop Decroix d’un côté, et l’ancien candidat d’une plus large coalition encore en 2007, Landing Savané, de l’autre. Les ambitions révolutionnaires du début ne sont plus qu’un lointain souvenir.

[7] https://fourth.international/fr/congres-mondiaux/511/3

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] Idem.

[11] https://fourth.international/fr/congres-mondiaux/513/75

[12] On lit : « Sur la base de l’expérience de la lutte de classes, du développement du mouvement altermondialiste, des luttes de résistance et des mobilisation anti-guerre des dix dernières années, et en particulier sur la base des enseignements tirés de l’évolution du PT brésilien, de Refondation communiste en Italie, des débats de la gauche anti-libérale française, les marxistes révolutionnaires se sont engagés ces dernières années dans la construction du PSOL au Brésil, de Sinistra Critica en Italie, du Nouveau Parti Anticapitaliste en France, de Respect en Angleterre, du Parti polonais du travail. Dans cette perspective, nous avons aussi poursuivi les expériences de construction du Bloco de Esquerda au Portugal et de l’Alliance Rouge-Verte au Danemark ». Idem.

[13] Alliance Rouge-Verte du Danemark : autre dériveur du genre « parti large », qui avait déjà pris la mer fin 1989. Une autre expérience, regroupant VS (socialistes de gauche), DKP (PC danois) et SAP (section danoise du SU), laissée de côté ici.

[14] https://fourth.international/fr/congres-mondiaux/511/3

[15] https://fourth.international/fr/congres-mondiaux/513/75 

[16] Sabado raconte, à ce sujet : « Lorsque la majorité de nos camarades au sein de la direction du PT décident de participer au gouvernement social-libéral de Lula, [Bensaïd] essaie d’abord de les convaincre de leur erreur puis, ayant échoué, prend l’initiative de la rupture. C’est pour lui un déchirement politique, moral, personnel ; mais, dans cette crise, pas un instant il ne transige avec les principes politiques qu’il considère cruciaux : indépendance totale vis-à-vis du pouvoir bourgeois, rejet de toute Realpolitik, de tout accommodement avec l’ordre établi » (https://www.contretemps.eu/bonnes-feuilles-de-daniel-bensaid-lintempestif-coordonne-par-francois-sabado/)

[17] PSOL (Parti Socialisme et Liberté)… aujourd’hui au gouvernement avec Lula et Alckmin !

[18] http://www.marxisme.wikibis.com/quatrieme_internationale_-_secretariat_unifie.php

[19] Idem.

[20] Rappelons que cela se passe en 2005, en plein scandale du Mensalão ! Le PT abondait des caisses noires pour acheter des votes de parlementaires « physiologistes », mais d’un « physiologisme » qui relève d’une nette montée en puissance par rapport à celui des apparatchiks de la DS.

[21] http://www.marxisme.wikibis.com/quatrieme_internationale_-_secretariat_unifie.php

[22] Nous rappelions récemment, dans un autre article, qu’« au milieu de la guerre civile espagnole, lorsque le gouvernement du front populaire de l’époque (qui ne peut évidemment pas être comparé au PT) luttait contre le franquisme, Trotski préconisait de voter contre la proposition du gouvernement concernant un budget militaire pour la guerre. En d’autres termes, il recommandait de voter contre la proposition du gouvernement de consacrer une partie du budget à la confrontation militaire avec les fascistes. Il disait que si le gouvernement était prêt à accorder 1 million pour la guerre, il fallait s’y opposer et demander 2 millions, et que ceux-ci devaient être remis directement aux travailleurs, ce que, bien sûr, le gouvernement n’accepterait pas. Face à cela, selon Trotski, il était nécessaire d’aller voir les travailleurs et de leur dire : avez-vous vu cela ? Ce gouvernement ne veut pas vraiment vous armer pour combattre le fascisme »… (https://litci.org/fr/2023/01/05/le-gouvernement-lula-alckmin-est-entre-en-fonction-et-maintenant/).       

[23] Le SU-CI est aujourd’hui divisé entre deux organisations : le réseau Communia et Sinistra Anticapitalista (Gauche anticapitaliste).

[24] Pour plus de détails, voir notamment deux articles de fond sur le site de la LIT, ici : https://litci.org/fr/2022/12/07/un-bref-apercu-de-notre-histoire/ et ici : https://litci.org/fr/2022/12/12/la-lit-qi-et-son-combat-contre-le-reformisme/

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