Le week-end des 9 au 11 décembre 2022 a été marqué en France par la scission médiatisée du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Nouveau ? Pas tout à fait : ce parti était né il y a près de 14 ans, mais portait toujours un nom voué à disparaitre… En 1995, le Secrétariat Unifié de la 4e Internationale[1], après la restauration du capitalisme en URSS et en Europe de l’Est, faisait un virage stratégique et décidait de construire des partis anticapitalistes larges. Plusieurs expériences avaient commencé. Sa section française, la LCR, se dissolvait en 2009 dans le NPA, qui se voulait large. Après être revenus, dans les articles précédents, sur les derniers évènements et sur le logiciel politique du NPA, ce troisième article passe en revue les diverses expériences de six partis larges (ce que le NPA était aussi censé devenir) : le PT (Brésil), Rifondazione (Italie), le Bloco de Esquerda (Portugal), Die Linke (Allemagne), ruriza (Grèce) et Podemos (Espagne).
Par Michael Lenoir
Le choix qu’a fait récemment le « canal historique » du NPA (la PfB) ne tombe pas du ciel. Il s’agit de la mouvance politique la plus directement inféodée au courant majoritaire de la direction de la 4e Internationale, version Pablo-Mandel-Bensaïd, autrement dit du SU, aujourd’hui le CI. C’est la question générale des « partis larges » qui est ici en cause.
Remarques préalables sur les partis larges[2]
Nous devons d’abord faire deux remarques fondamentales au niveau de la typologie de ces partis.
La première est qu’il faut différentier les périodes avant et après 1995. Avant 1995, l’entrée dans des partis larges relevait d’une pratique encore « empirique », marquée par les grands exemples du PT brésilien et du PRC italien. Après 1995 il s’est agi de l’application systématique d’une stratégie définie en congrès.
Même si l’internationale dirigée par Pablo et Mandel avait déjà fait des choix politiques mauvais, voire exécrables[3], depuis les années 1950[4], c’est surtout depuis les années 1980, de façon empirique ; et c’est depuis 1995, de manière systématique, que ce courant incarne la rupture avec la volonté de Trotski de former une internationale et des partis révolutionnaires ancrés dans le prolétariat et fondés sur un programme de transition pour parvenir à des gouvernements des travailleurs/ses et à la dictature du prolétariat pour construire le socialisme. En 1995, le SU a écarté la perspective de la révolution socialiste pendant toute une période historique ; en conséquence, il a modifié son programme, qui ne pouvait plus être celui de la prise du pouvoir, et écarté logiquement, de ce fait, la référence au parti de type léniniste, au profit des « partis larges ». Mais cette idée avait germé, puis s’était développée dans le SU avant 1995. Daniel Bensaïd, devenue la figure la plus connue de celui-ci après le décès d’Ernest Mandel en 1995, l’a résumé avec sa formule, « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti »[5]. En réalité, l’idée de « nouveaux partis », c’est pour Bensaïd et ses co-dirigeant.es du SU, ce qui doit guider à la fois l’Internationale dans son ensemble, et chacune de ses sections nationales[6].
La seconde remarque, est qu’il existe des situations très différentes, du point de vue des organisations nationales du SU, par rapport aux partis larges dans lesquels elles se sont intégrées.
D’une part, on observe le cas des partis réformistes où les organisations du SU se sont intégrées avec beaucoup d’enthousiasme et dans une position d’infériorité numérique : cette situation éta (c’est le cas du PT brésilien – un cas aux spécificités importantes, comme on le verra -, le PRC italien, le parti grec Syriza, et Die Linke en Allemagne). D’autre part, des partis (néo)réformistes directement créés par le SU : c’est le cas du Bloco de Esquerda portugais, salué comme exemple international. Un cas intermédiaire, comme nous allons le voir est constitué par l’espagnol Podemos. Et il y a finalement le cas spécifique du NPA, toujours dominé par la direction historique mandéliste[7].
Nous observerons cela en détail tout au long de cet article, mais disons-le dès maintenant : en vérité, ces partis larges sont une variante particulière de partis réformistes, ou néo-réformistes. En fait, ils sont venus – avec plus ou moins de succès – combler le vide laissé par d’anciens partis réformistes. Dans les premières expériences, ces partis larges visaient à prendre la place de partis d’origine stalinienne décrédibilisés aux yeux des masses ou de leur base pour avoir mené une politique ouverte de collaboration de classes : c’était le cas du PCB au Brésil (qui ne s’est jamais relevé de sa politique ayant permis la mise en place de la dictature militaire en 1964); ainsi que du PCI italien, dont le courant majoritaire a évolué à une allure vertigineuse vers le social-libéralisme. En Europe, et à partir de 1995, il s’est agi d’occuper l’espace précédemment tenu par des partis d’origine social-démocrate (PASOK en Grèce, PS portugais, SPD allemand, PSOE espagnol). Ces derniers, après avoir expressément rejeté l’objectif de socialisme (pas même par la voie de réforme graduelle), et ayant plus tard même renoncé à la défense de l’État-providence, sont devenus des forces néolibérales et bourgeoises qui (dans le cadre de l’UE) n’ont pas hésité à appliquer les pires plans d’austérité.
Ajoutons que, même s’il existe pas mal de différences entre eux, on ne peut pas dire que ces partis larges aient piétiné un projet révolutionnaire initial. Certes, ils ont souvent déçu leur base populaire et militante (qui y voyait souvent plus qu’ils n’étaient) mais l’analyse fine de leur programme d’origine ne pouvait en aucun cas placer ces partis dans le camp de la révolution. Et de plus, au contraire, avec le temps, leur pratique politique a conduit ces partis à développer leur potentiel réformiste d’origine.
Brésil : le précédent du PT, un cas de parti réformiste spécial
A partir de 1979-1980, l’expérience du Parti des Travailleurs brésilien constitue un précédent important en matière de « partis larges ».
- Aux origines du PT
Dans sa première décennie de vie, le PT a servi de cadre d’organisation de classe et de politisation pour de très nombreux secteurs du prolétariat et des pauvres. Le PT est effectivement prototypique d’un parti large : s’adressant aux masses des travailleurs/ses en général, et les organisant dans les entreprises et les quartiers ; muni d’un programme flou évoquant le socialisme mais se refusant, à ses débuts, à le définir clairement ; et surtout sans délimitation stratégique (réformes ou révolution). Le PT est effectivement devenu un parti large, au sens aussi d’un parti de masse, regroupant plusieurs centaines de milliers de militant.es en quelques années. Il est né, pour l’essentiel, des entrailles du prolétariat brésilien au cœur d’une vague de grèves et de luttes impressionnantes qui a profondément déstabilisé une dictature militaire qui allait rendre le pouvoir aux civil.es en 1985. Le PT a servi de point de rencontre à toutes sortes de groupes politiques de l’extrême gauche, essentiellement étudiante, d’origine maoïste, trotskiste, guévariste, guérillériste… Mais au cœur du projet pétiste, se trouvait en premier lieu le « Nouveau syndicalisme », personnifié par plusieurs dirigeants syndicaux, en particulier par le leader métallurgiste Lula. Ce syndicalisme, aussi appelé « authentique », en rupture avec le caractère autoritaire et corrompu du syndicalisme officiel brésilien, mais sans être en rupture avec les institutions de l’État dans lesquelles il s’insérait, allait vite s’allier avec les secteurs de gauche et populaires de l’Église catholique qui ont apporté au PT sa capillarité nationale, en particulier dans les quartiers pauvres et dans certaines campagnes. Il a su conquérir une partie de l’intelligentsia et attirer certain.es élu.es provenant de l’opposition démocratique « tolérée » par le régime militaire.
- Une trajectoire vers la droite
Ce parti, né des luttes de la classe ouvrière brésilienne, a regroupé en son sein pratiquement toute la gauche brésilienne, hormis les courants staliniens pro-Moscou et pro-albanais. Le SU (comme d’autres regroupements internationaux et groupes militants brésiliens, se réclament en particulier du trotskisme) s’est engagé dans la construction du PT, avec enthousiasme, mais son petit courant brésilien, au départ presque exclusivement étudiant, n’a jamais été, même de loin, aux commandes du parti. Devenu un authentique parti de masse, ancré autour de son noyau initial de bureaucrates de la gauche syndicale, après l’adoption d’un manifeste, de statuts et d’un programme flou lui permettant de s’installer dans le paysage politique post-dictature comme un « parti de gauche-attrape-tout », son orientation, ses alliances, ses pratiques se sont progressivement droitisées, le PT s’est bureaucratisé et institutionnalisé. Parti de gauche devenu réformiste sans retour possible, aussi bien dans ses textes que dans sa pratique, dès avant la fin des années 1980, il a néanmoins, dans sa première décennie de vie, servi de cadre d’organisation de classe et de politisation pour de très nombreux secteurs du prolétariat et de la population pauvre.
L’élection présidentielle manquée de peu par Lula en 1989, puis les tremblements de terre politiques induits par l’effondrement du Bloc de l’Est et la chute du stalinisme, ont contribué à accélérer dans les années 1990 un processus de dégénérescence bureaucratico-institutionnelle du PT. C’était déjà très visible lors du 1er Congrès du PT en 1991, où les choix fondamentaux opérés traduisaient une dérive réformiste qui allait en s’accélérant. Certes, entre 1993 et 1995, une alliance de courants de la gauche pétiste (n’incluant pas les groupes les plus virulents, déjà exclus du parti) a pris la direction du parti, mais sans parvenir à renverser réellement la dynamique droitière et réformiste. Le « camp majoritaire » (le noyau dur autour de Lula et Zé Dirceu, s’alliant avec les secteurs les plus droitiers du parti) qui a dirigé le PT à partir de 1995 a, de plus, introduit un mode de fonctionnement de moins en moins militant, de plus en plus professionnalisé, usant de plus en plus de méthodes d’appareil autoritaires et douteuses, tout en parvenant à faire reculer l’influence des courants situés sur sa gauche, lesquels manifestaient aussi une tendance croissante à l’adaptation.
- L’épreuve du pouvoir pour le parti et sa « gauche »
Quand, après trois élections présidentielles perdues (1989, 1994, 1998), Lula a enfin gagné en 2002, le PT avait déjà énormément changé depuis sa naissance, et le parti a co-gouverné, à partir de 2003, très loin des bases politiques qui l’avaient vu naitre. Lorsque Lula s’est installé au Palais du Planalto le 1er janvier 2003, le PT n’était déjà plus autre chose qu’une alternative « de gauche » pour la gestion de l’ordre bourgeois. Lula e le PT ont dirigé le Brésil conjointement avec des forces situées à leur droite (y compris avec les plus sombres crapules de la haute-politicaillerie du pays, soutiens non repentis de leur participation à la dictature militaire, telles que ACM ou Sarney[8]), et sous la houlette d’un FMI et de banquiers qui avaient géré la mise au pas du PT. Des parasites financiers de plus en plus élogieux sur le gouvernement Lula ! Les deux mandats de Lula, et la suite, ont largement prouvé qu’en tant que « parti de transformation sociale » – sans même parler de « parti des (ou pour les) travailleurs/ses », le PT était bel et bien mort.
Face à ce processus de « social-démocratisation » accéléré, les « courants de gauche » du PT ont connu des sorts divers, mais la plupart ont pourri sur pied avec le PT lui-même, se bureaucratisant, s’intégrant dans les rouages des divers niveaux de l’ordre bourgeois brésilien, construisant notamment des petits appareils bien intégrés dans les exécutifs municipaux et les états fédérés. Pour ces courants, devenus de plus en plus dociles et soumis à la direction, la « mangeoire » pétiste était bonne, avec des opportunités tendanciellement croissantes de postes que le PT offrait dans les appareils étatiques et les institutions à ses différents niveaux. Tel a été le cas, en particulier, de la Democracia Socialista (DS), section brésilienne du SU. La DS, guère soucieuse de se prémunir face aux risques hautement cancérigènes auxquels elle s’exposait au sein de l’Etat bourgeois, s’investissait toujours plus dans les institutions locales, régionales, nationales, et ressemblait de plus en plus au PT « mainstream » de Lula et consorts. La DS s’est ainsi créé une dépendance matérielle vis-à-vis de l’appareil central du PT, ce qui ne pouvait qu’avoir des conséquences politiques calamiteuses.
- Une Démocratie Socialiste devenue bureaucratique et plus socialiste du tout
Lorsque Lula a formé son gouvernement en 2002, la majorité de la DS a décidé d’y participer, fournissant un « ministre du développement agraire » DS, Miguel Rossetto, chargé de faire une réforme agraire… qui n’a jamais eu lieu, faute de moyens et de volonté politique, suscitant colère et dégoût parmi des centaines de milliers de paysans sans terre[9]. Rossetto, complice des illusions que sa propre nomination visait à créer, avait été assis sur un strapontin situé en contrebas d’un autre fauteuil, beaucoup plus vaste et luxueux, dans lequel trônait le ministre de l’agriculture, Roberto Rodrigues, président de l’association brésilienne de l’agro-business ! On voyait déjà clairement où allaient les priorités… Fin 2003, une brutale attaque du gouvernement Lula contre les retraites des fonctionnaires provoquait de longues grèves dans la fonction publique, ainsi que la révolte de quatre parlementaires du PT, dont la sénatrice Heloísa Helena (sénatrice de l’Alagoas, DS). A celle-ci, la DS proposait de participer à des manœuvres indignes… pour permettre aux rats de rester à bon compte au sein du fromage pétiste. Héloisa Helena refusait les bassesses proposées, ce qui conduisait à son exclusion du PT, en même temps que les député.es Luciana Genro, Babá, et João Fontes. En à peine plus de vingt ans, la DS était passée d’un petit groupe trotskiste clandestin essentiellement étudiant, à une tendance dirigée par un noyau d’apparatchiks assez repu.es et intéressé.es à se tenir tout près du garde-manger institutionnel, gangréné.es comme tant d’autres par ce que les Brésilien.nes nomment plaisamment le « physiologisme ». Après l’exclusion du PT de la sénatrice Héloisa Helena et de ses collègues député.es, environ 80% des membres de la DS sont restés bien au chaud dans le PT. Les 20% restants se sont répartis entre les militant.es qui ont décidé de construire le PSOL[10] et celles et ceux, écoeuré.es, qui ont cessé de militer.
- Quelques remarques générales à propos du PT
Premièrement, le PT brésilien constitue une sorte de dernière apparition politique, environ cent ans après l’émergence de partis socio-démocrates, d’un parti réformiste « classique ». C’est en partie ce qui explique la vitesse de sa transformation néolibérale, qui avait pris beaucoup plus de temps pour les partis socio-démocrates européens.
Deuxièmement, en même temps le PT émerge comme une sorte de « Labour Party » à la brésilienne, produit de la reconstruction du mouvement ouvrier brésilien pendant les dernières années de la dictature, soutenu sur un puissant mouvement syndical et populaire et rassemblant en son sein tous les courants politiques de la gauche (hormis ses variantes staliniennes).
Cela permet de conclure deux choses quant à l’attitude à adopter par des révolutionnaires vis-à-vis du PT. D’une part, on conclut qu’il y avait la nécessité pour les révolutionnaires d’y être présent.es, en sachant cependant que ce parti ne pourrait jamais devenir un parti révolutionnaire, mais que ce dernier devrait se construire avec d’inévitables ruptures de gauche à venir (et donc à préparer). D’autre part, qu’il fallait y élaborer une politique « entriste » spécifique, permise per les circonstances, marquées à la fois par la nécessité de défendre ouvertement les positions révolutionnaires, et par la nécessité de rechercher systématiquement l’insertion dans le mouvement ouvrier. Mais la DS a dévié progressivement, notamment pour avoir cru possible la transformation révolutionnaire du PT.
Pour conclure en quelques lignes sur le Brésil, le PSOL – nouvelle mouture de parti large que nous avons laissée de côté dans cette étude – est apparu en 2004, après l’élection de Lula à la présidence en 2002 et l’arrivée du PT au gouvernement, dans une vaste alliance, notamment avec des forces de droite. En rupture avec cela, et un peu de la même façon qu’avec Podemos en Espagne, c’est un nouveau parti néo-réformiste qui est alors apparu, cherchant son insertion dans le cadre du régime démocratique-bourgeois brésilien. Il faudra sans doute reparler du PSOL à la lumière de l’expérience actuelle de la nouvelle présidence Lula.
Italie : une « refondation » qui démolit la gauche au lieu de refonder le communisme
Dès 1991, en Italie, le SU se lançait dans une nouvelle expérience de parti large, et l’enthousiasme fougueux de son dirigeant Livio Maitan parvenait à faire croire à beaucoup de militant.es de la LCR française et de l’internationale que ce qui allait se faire en Italie était un exemple à suivre.
- Un melting-pot politique dans le sillage de l’effondrement du Bloc de l’Est
Mais malheureusement, la verve maïtanesque se fondait sur un opportunisme assez invétéré qui allait se généraliser et s’aggraver dans pratiquement tout le SU. En Italie aussi, la section du SU s’appelait LCR. Celle-ci allait se fondre dans la création du Parti de la Refondation Communiste (PRC), connu aussi sous son surnom italien : Rifondazione. D’autres organisations italiennes, centristes (DP) et maoïstes (PCI-ML) s’y engageaient également[11]. Mais le courant de loin le plus important du PRC venait d’une scission de gauche du plus grand PC européen, refusant le tournant du PCI vers la social-démocratie (en fait, le social-libéralisme). Une scission de gauche, certes, par rapport à l’amère bouillie social-libérale qui allait devenir le fonds de commerce des héritiers majoritaires du PCI (PDS, puis DS puis PD)[12]. Mais avec des traits staliniens encore marqués, et un logiciel politique parfaitement réformiste.
Les premières années de Rifondazione ont été marquées par une logique « mouvementiste », le PRC misant avant tout sur son insertion dans les mouvements sociaux. Cela donne des arguments aux promoteurs/trices de partis larges pour croire et faire croire que de tels partis peuvent à la fois bénéficier d’une surface militante bien supérieure à ce qu’étaient les organisations trotskistes et maintenir la « radicalité », mot clé dans une perspective anticapitaliste. A la fin des années 1990 et au début de la décennie 2000, le PRC participait avec enthousiasme au mouvement altermondialiste. Mais au PRC comme au PT brésilien avant lui (et ailleurs par la suite), la question du réformisme allait se poser, en lien avec la celle des rapports avec les institutions et avec la « gôche » (social)-libérale.
- A nouveau, la question des institutions bourgeoises
Alors qu’en 1997-1998, le PRC tenait encore tête à cette dernière et à ses politiques austéritaires, au parlement et ailleurs, conduisant à la chute du gouvernement Prodi I, les années 2000 voyaient Rifondazione prendre un vilain profil, devenant un parti surtout préoccupé de jeux parlementaires et de logiques institutionnelles. Après la chute de Prodi I et un premier épisode berlusconien, l’élection de ses 41 député.es et 27 sénateurs/trices en mai 2006 conduisait Fausto Bertinotti, principal dirigeant du PRC, à la présidence de la Chambre. Le cadre était maintenant celui de la Coalition de l’Olivier, autrement dit d’une alliance avec le « centre-gauche », et donc en partie celles et ceux avec lesquel.les le PRC avait rompu 15 ans plus tôt, et qui s’étaient transformé.es en narrateurs/trices d’une fable en faveur d’un capitalisme prétendument moderne et progressiste. Cette démarche platement réformiste, électoraliste et institutionnaliste du PRC, l’amène à soutenir le gouvernement Prodi II, un pur gouvernement bourgeois social-libéral, doté, qui plus est, d’une âme de va-t-en-guerre, et donc à enfouir profondément l’idée de « transformation sociale » fondatrice du PRC initial. Mais Prodi II n’aura vécu que 9 mois. En février 2007, c’est sur les questions de politique étrangère qu’il chute, échouant à deux voix près à obtenir une majorité qualifiée, requise pour maintenir, comme il le voulait, les troupes italiennes dans la croisade impérialiste en Afghanistan et à agrandir une base états-unienne dans le nord de l’Italie. Le PRC avait pourtant décidé de soutenir cette sale politique guerrière… Mais une des deux voix manquantes venait d’un sénateur PRC qui s’était abstenu[13]… Ainsi s’achevait, pour l’essentiel, la vie et l’histoire de Rifondazione. Le PRC est ressorti profondément discrédité du gouvernement Prodi II, avant de se retrouver totalement éliminé de la scène parlementaire en 2008. Après 15 ans d’un militantisme acharné, mais dans le cadre vicié d’un parti large dirigé par des réformistes, ce fut un véritable effondrement politique de la gauche italienne, dont la majeure partie ne s’est jamais remise.
L’expérience du PRC ne ressemble pas beaucoup à celle du PT brésilien, mais elle a néanmoins en commun avec ce dernier de s’être bâtie autour d’un processus assez massif de réorganisation du mouvement ouvrier, après la dissolution du PCI. On peut penser que ces circonstances poussaient à y participer tactiquement, tout faisant un travail entriste « ouvert » mais en sachant, à nouveau, que ce parti ne pourrait jamais devenir révolutionnaire, mais serait au contraire voué à s’enliser dans l’institutionnalisme bourgeois. Mais pour Livio Maitan, déjà âgé, le PRC semble avoir représenté comme un remake de l’entrisme sui generis voulu par son courant politique. Et ce parti était présenté comme un parti révolutionnaire en devenir… Erreur grave, si ce n’est fatale !
Portugal : le « lumineux » exemple du Bloco de Esquerda[14] !
Au Portugal, le Bloco de Esquerda est né en mars 1999 de la fusion de trois éléments : l’UDP[15], formation d’origine maoïste ; le PSR[16] (parti représentant du SU au Portugal) ; et Política XXI, originaire d’une rupture de gauche du PCP stalinien[17]. Contrairement aux exemples du PT et de Rifondazione, le Bloco était une création directe du SU, affichée comme un exemple international.
- Le Bloco, un exemple d’anticapitalisme cité en exemple…
Se réclamant du socialisme et de l’anticapitalisme, le Bloco, qui a connu un réel dynamisme dans ses premières années, a reçu le renfort de plus petits groupes situés sur sa gauche[18]. Le Bloco a souvent été affiché avec fierté par le SU-CI (jusqu’à très récemment) comme un exemple de parti anticapitaliste large à suivre. Pourtant, plus de vingt ans après sa naissance, quelle débandade ! Quelle trajectoire lamentable ! Impossible ici de la retracer complètement. Nous renvoyons à un article de fond en français sur le Bloco écrit en avril 2020[19], ainsi qu’aux articles (en portugais) de nos camarades portugais d’Em Luta (la LIT au Portugal)[20]. Nous nous contenterons ici de faire apparaitre le contraste entre le projet initial, malgré ses claires limites réformistes, et ce qu’est devenu le Bloco ces dernières années.
Fondé sur une base politique et avec des composantes initiales situées plus à gauche que le PT et le PRC (et avec un rôle majeur du PSR), le Bloco représente une expérience tristement intéressante, parce qu’elle démontre que l’hégémonie d’organisations issues de l’extrême gauche à la tête d’un « parti large » n’est en rien une garantie contre la dégénérescence réformiste et la trahison de classe. A sa naissance, le Bloco opposait la démocratie à la mondialisation capitaliste, il voulait « la démocratie pour le socialisme »[21]. Mais en réalité, le Bloco est aussi né (néo)réformiste : socialiste en paroles les dimanches et jours fériés, et réformiste dans sa pratique réelle.
- De la confusion politique réformiste à la trahison réformiste de classe, parfaitement assumée
Mais, selon la logique des « partis larges » et la volonté exprimée par le SU depuis 1995, le Bloco était fondé sur une synthèse programmatique floue entre ses composantes, mettant en avant une stratégie qui, sous couvert du vocable de « démocratie », accordait une place prépondérante au terrain électoral et aux institutions parlementaires. La nature bourgeoise de la « démocratie » dans laquelle le Bloco voulait déployer sa politique n’était ni réellement explicitée ni dénoncée, et peut-être même pas clairement perçue. Au fond, les bases fondamentales du parti n’ont jamais dépassé le respect de la démocratie bourgeoise et la soumission à ses règles, défendant une voie parlementaire vers un socialisme resté bien flou… Au niveau supranational, le Bloco s’est toujours réclamé d’une « transformation démocratique et sociale » de l’UE, élément fondamental de tous les partis du SU, une gageure et une vieille lune démocrassouillarde à laquelle le SU lui-même continue à s’accrocher, comme un naufragé s’accroche à une bouée percée.
Les textes fondateurs du Bloco ne font jamais référence à la « révolution ». Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce parti ait visé à la fois l’élection d’élu.es à tous les niveaux, et aussi, par ce moyen présumé, envisagé d’impulser une stratégie de transformation sociale par réformes successives.
La logique politique et programmatique très confuse du Bloco initial, par essence réformiste, se sont mués en réformisme bon teint, théorique et pratique. Le réformisme conduit nécessairement à la trahison de classe. Dans le cas du Bloco, cela s’est avéré en novembre 2015, lorsqu’étant devenu la troisième force électorale du Portugal et après avoir obtenu son plus grand nombre de député.es depuis 1999, dans des élections qui n’avaient donné la majorité absolue à aucun parti, il a décidé, tout comme le PCP, d’accorder son soutien parlementaire sans participation au gouvernement affublé du sobriquet de la « Geringonça »[22], dirigé par le PS d’Antônio Costa, parti social-démocrate discrédité par ses politiques libérales. Le PS a ainsi été remis en selle par le Bloco et le PCP. Mais leur soutien, impliquant le vote du budget – un budget qui ne mettait pas fin à l’austérité imposée par la Troïka, contrairement à ce qui a été prétendu – a permis à la Geringonça de tenir les 4 ans de son mandat, jusqu’en 2019.
- Le Bloco en soutien à la Geringonça : une trahison de classe
Cette « responsabilité » politique majeure du Bloco l’a conduit à une trahison de classe multiforme. Son leader (du SU…), Francisco Louçã a accepté d’être élu au Conseil d’Etat, organisme créé par la Constitution de 1976 (adoptée suite au coup d’État militaire du général Eanes) et dont la fonction est de défendre la stabilité des institutions. Un « révolutionnaire » qui siège dans une institution qui veille au maintien de l’État bourgeois, quel symbole ! Que penserait-on, en France, d’un « révolutionnaire » qui intègre le Conseil Constitutionnel ? Comment expliquer cela, sinon en en déduisant que Louçã, un des dirigeants historiques du SU-CI, a simplement changé de camp !
Mais soutenir la Geringonça, cela voulait dire aussi l’assister dans son attaque contre le Code du Travail, visant à précariser davantage l’emploi et les conditions de vie de la classe ouvrière. Cela impliquait aussi, pour rembourser la « dette » de façon anticipée et sauver deux banques avec l’argent public, de poursuivre des coupes dans les budgets de la santé et de l’éducation. La Geringonça s’est aussi illustrée en matière d’attaques contre le droit de grève, notamment en imposant des services minimums et en envoyant la police et l’armée remplacer des grévistes ! Mais dans ce contexte, le Bloco a aussi joué un rôle concret contre les luttes des travailleurs/ses. En particulier en 2017, chez Volkswagen-Autoeuropa, où le Bloco avait une implantation historique et l’a utilisée pour aider le patronat à imposer, contre la volonté des travailleurs/ses en grève, le travail le week-end. Ailleurs, il a joué le jeu de la solidarité avec le gouvernement, contre les travailleurs/ses en lutte, comme dans la grève des dockers de Setubal contre le renforcement de la précarité de l’emploi, fin 2018[23].
Remise en selle du PS et naufrage du Bloco
Le bilan des élections législatives d’octobre 2019 est clair : la Geringonça avait fortement renforcé le PS (qui augmentait son sort de 4 points), et n’a renforcé que lui. Les alliés réformistes (PCP et Bloco) étaient perdants : le PCP subissait une défaite électorale, et le Bloco reculait tout en gardant le même nombre de députés (19) qu’en 2015. Le PS mettait en place un gouvernement minoritaire, sans accord écrit avec le Bloco et le PCP. Mais Costa sentait qu’il pouvait encore compter sur leur « responsabilité ». Il avait largement raison ! Le Bloco avait déjà tellement infusé dans ce sens des « responsabilités »-là qu’en mars 2020, il votait en faveur de l’État d’urgence voulu par le gouvernement face à la pandémie, qui avait pour particularité de suspendre le droit de grève, au moment où les patrons voulaient forcer les travailleurs/ses à travailler sans protection, au péril de leur santé et même de leur vie.
Ce naufrage politique ignominieux du Bloco démontrait que, contrairement à la stratégie décidée par celui-ci à sa naissance, c’était l’Etat bourgeois et ses institutions qui avaient transformé le Bloco, et non pas l’inverse. Il a payé la note électorale de ses trahisons aux législatives de 2022 : avec seulement 4,5% des voix, il est passé de 19 à 5 député.es à l’Assemblée, régressant de la troisième à la sixième force politique du pays.
La dégénérescence hideuse du Bloco dans les dernières années relève finalement d’une évolution logique, accélérée par le succès électoral et parlementaire, le tout culminant dans l’intégration parlementaire dans la Gerigonça et l’entrée de Louçã au Conselho de Estado.
Allemagne : priorité à Die Linke ?
Contentons-nous de quelques mot à propos de l’Allemagne, vu les indéterminations maintenues de la situation. Pas d’évènements cataclysmiques à gauche ici, contrairement au Brésil, à l’Italie (ou en Grèce, comme on va y venir) ; pas même d’issue lamentable mais claire comme pour le Bloco. En Allemagne, le processus « parti large » n’est pas – encore ? – allé au bout de sa logique.
- Le SU en Allemagne face à Die Linke
Dans ce pays, le SU était divisé jusqu’en 2016 entre deux organisations[24] opposées lorsqu’il s’est agi de participer (ou pas) lors de la fondation de Die Linke, « parti large » d’emblée clairement réformiste et institutionnel, né de la fusion entre le PDS[25], presque exclusivement implanté à l’est ; et de la WASG[26], présente à l’ouest après la rupture, autour d’Oskar Lafontaine, d’un courant du SPD, en opposition avec le libéralisme brutal pratiqué au gouvernement par Gerhard Schröder. Immédiatement, l’une des deux sections du SU, l’ISL, s’est jetée dans les bras du nouveau parti. L’autre section, le RSB, n’a pas voulu s’y dissoudre. Mais l’unification des deux groupes dans l’ISO en 2016 a rendu les choses plus confuses. L’ISO continue d’intervenir avec des degrés de priorités variables selon les endroits, dans Die Linke. C’est une organisation en crise, très suiviste, et qui a déjà avalé sans trop de vomissements de nombreuses couleuvres et compromissions, en particulier dans les gouvernements régionaux où Die Linke et le SPD menaient des politiques d’austérité.
- La dynamique en panne de Die Linke
Die Linke, présente au parlement, semblait avoir le vent en poupe à la fin des années 2000, allant jusqu’à 11,9% des suffrages exprimés et 76 élu.es aux élections fédérales de 2009. Elle a beaucoup régressé, connaissant un déclin électoral et une attractivité politique en baisse à partir de 2011. Aux dernières élections fédérales (septembre 2021), Die Linke n’a même pas obtenu les 5% lui permettant d’être présente au Bundestag. Les bases ultra-réformistes de son émergence, accentuées par la pratique politicienne institutionnelle, avec ses règles du jeu, expliquent ce déclin.
Évidemment, dans un tel contexte, une organisation comme l’ISL puis l’ISO, qui avait misé sur la dynamique d’un tel « parti large » pour y jouer le rôle de poil à gratter, et qui continue en partie à s’y investir, ne peut que s’étioler et être en crise, d’autant plus que d’autres groupes issus de l’extrême gauche y interviennent aussi, mais séparément. Ainsi végète pitoyablement la section allemande du SU-CI. En Allemagne, le tournant vers les partis larges n’a pas exactement débouché sur un cataclysme. La stabilité politique générale permise par la relative prospérité de l’impérialisme allemand est encore peu propice à des crises politiques et sociales majeures. Il s’agit plutôt d’une lente érosion, d’un vaste engourdissement, d’un délitement morose, politique et organisationnel. Pour avoir participé il y a quelques années à des discussions avec des militant.es de l’ISO berlinoise, l’auteur de ces lignes en a tiré l’impression d’une organisation atteinte d’un mal incurable (perte du dynamisme militant, poids infinitésimal dans la vie politique allemande, et par rapport à la conscience du prolétariat)… Mais ce dernier point fait-il encore partie de ses objectifs ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
Grèce : la terrible tragédie de Syriza
Syriza, « Coalition de la gauche radicale – Alliance progressiste », se forme en 2004.
- L’émergence de Syriza et la section grecque du SU
Sa principale force politique, de loin, est Synaspismos, une scission du KKE[27] au début des années 1990, à la fois anti-sectaire et droitière-réformiste, sorte de parti « eurocommuniste » à retardement. Viennent s’y ajouter, peu à peu, toute une kyrielle de groupes d’extrême gauche de diverses obédiences, parmi lesquelles on citera Xekinima, section grecque du CIO/CWI, et Kokkino, qui a le statut de section sympathisante du SU en Grèce. Mais précisons d’emblée que SU a aussi une section grecque « officielle » : l’OKDE-Spartakos. Celle-ci ne suit pas le précepte mis en œuvre depuis le 14e Congrès du SU en 1995 : « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti » et n’a aucune intention de rejoindre Syriza. Si Kokkino regroupe des membres du SU favorables aux partis larges (qui vont se retrouver, par regroupements successifs, dans Syriza), la section « officielle » du SU, elle, ne veut pas remettre la révolution à la Saint Glinglin et comprend qu’une politique révolutionnaire indépendante est nécessaire. Syriza nait donc ainsi, comme un parti large sous domination clairement réformiste, contre la volonté de la section « officielle » du SU en Grèce.
- Le chaos économique et la poussée de Syriza
La Grèce s’enfonce progressivement dans une dette cumulative abyssale, et une phase de difficultés économiques majeures. Surtout à partir de 2009, elle est soumise aux mémorandums qui lui imposent une austérité drastique et socialement dévastatrice. C’est à ce moment qu’on constate une poussée de Syriza. Ce jeune parti large est attractif, car il apparait ouvert (à l’opposé du sectarisme forcené du KKE) tout en refusant clairement l’austérité, et il va donc devenir en quelques années une alternative électorale et institutionnelle à la fois à la droite, au social-libéralisme pourri du PASOK et à l’archéo-stalinisme du KKE. Mais Syriza est d’une grande confusion politique : bourrée d’illusions sur l’UE, elle veut se mouler dans le cadre institutionnel de celle-ci ; et elle est attachée à l’euro, qu’elle refuse de voir comme un outil destiné à imposer l’austérité. Pour Syriza, du moins son courant dominant, la lutte contre le capitalisme n’est pas à l’ordre du jour. Quant à la révolution… Ces contradictions gravissimes dans l’orientation de Syriza ne sont clairement perçues que par une extrême gauche très minoritaire, et Syriza va grandir très vite : elle passe de 4,6% des voix au plan national en 2009, à 16,8% aux élections générales de 2012 (avec des scores bien plus élevés dans les grandes villes), et devient alors la première force de gauche, devant le PASOK[28]. Ajoutons qu’à gauche de Syriza, il apparait en 2009 un « front anticapitaliste, révolutionnaire, communiste et écologique », Antarsya, auquel adhère la section grecque « officielle » du SU, l’OKDE-Spartakos, dont nous reparlerons. Comme il n’est guère étonnant, ce front va faire les frais du « vote utile » pour Syriza dans les années charnières allant jusqu’à 2015.
Les cures interminables d’austérité imposées au peuple grec par les vautours financiers et par l’UE devenant de plus en plus insupportables, Syriza apparait dès 2014 comme la force politique la plus populaire. La crise politique débouche sur les élections législatives anticipées de janvier 2015, qui donnent une victoire à Syriza avec 36,3% des voix. Mais elle rate de peu la majorité absolue au parlement (149 sièges sur 300). Pour obtenir une majorité, Syriza va s’allier avec le petit parti bourgeois nationaliste des Grecs indépendants (ANEL), qui a recueilli 13 sièges.
- Syriza au gouvernement : de la négociation sans rapport de forces à la capitulation
Les évènements des mois suivants ont fait l’objet de nombreuses études et ont été largement commentés dans les médias. La dette publique grecque, abyssale, était au cœur d’un choix historique que le gouvernement Syriza devait faire. Sans trop entrer dans les détails, disons que Syriza avait déjà, entre 2012 et 2015, procédé à des reculs programmatiques sur la question de la politique économique et sociale, croyant sans doute favoriser ainsi son arrivée au pouvoir. Rappelons aussi qu’entre fin janvier et début juillet 2015, pendant les négociations sur le refinancement de la dette grecque avec la troïka (experts de l’UE, de la BCE et du FMI), le gouvernement Tsipras n’a cessé de reculer face à des exigences d’une austérité dévastatrice de la part de cette troïka ; le gouvernement Syriza n’a jamais vraiment haussé le ton, sans parler de claquer la porte. Surtout, il n’a pas préparé un « plan B » de sortie de l’euro, et/ou a fortiori de sortie de l’UE elle-même. Face à l’échec des négociations, un référendum populaire a été organisé le 5 juillet, auquel Syriza appelait à dire « un grand non à l’ultimatum » de la troïka : soit l’austérité, soit le « Grexit ».
A 61,3%, le peuple grec a refusé le plan d’austérité proposé par la troïka le 25 juin. Muni d’un tel mandat, Tsipras avait les moyens de rompre avec la troïka en s’appuyant sur la mobilisation des travailleurs/ses et du peuple grec. Les moyens, mais pas la volonté. Pour s’engager dans cette voie, aurait fallu un Tsipras et une Syriza qui soient révolutionnaires, pas réformistes. Autrement dit, un Tsipras qui ne soit pas Tsipras, et une Syriza qui ne soit pas Syriza ! Pour commencer, il aura fallu – condition nécessaire, mais non suffisante – un plan B, de sortie de l’euro. Varoufakis, le ministre des finances, en avait concocté un – sans doute insuffisant – mais Tsipras n’en a pas voulu. Cela aurait sans doute obligé Syriza à aller beaucoup plus loin dans l’affrontement avec l’UE, et le capital en général. Syriza devait choisir entre la rupture avec l’euro, et sans doute aussi l’UE (pas prévue au programme) et l’acceptation de l’austérité imposée par la troïka (pas au programme non plus) !
Mis à genoux par les dirigeants de l’Eurozone – au premier rang desquels les chefs de l’impérialisme allemand – Tsipras, en signant l’accord de capitulation du 13 juillet 2015, encore pire que ce qui avait été proposé au référendum du 5, faisait le choix de rester dans la zone euro (et l’UE), et pour cela, de transformer Syriza en nouvel exécuteur des plans criminels de l’UE et du capital impérialiste pour la semi-colonisation de la Grèce : attaques contre la sécurité sociale, les retraites, la fonction publique, flexibilisation du marché du travail, privatisations… Tout le contraire du programme sur lequel Syriza avait été élue en janvier 2015. Pour les bandits capitalistes européens et leurs fondé.es de pouvoir de l’Eurozone, il s’agissait non seulement de satisfaire les banques, mais aussi, très clairement, d’humilier politiquement Tsipras et Syriza, en donnant une leçon se voulant définitive à quiconque aurait l’idée de remettre en question ce pour quoi l’UE et l’Euro ont été conçus. Ce qu’on a appelé le « théorème de Juncker » (du nom du président de la Commission européenne) s’est appliqué dans son infinie brutalité : « il ne peut y avoir de choix démocratique face aux traités européens »[29].
Cette capitulation et la mise en œuvre par Syriza de la politique voulue par la troïka a plongé la Grèce dans un chaos économique et social encore plus indescriptible, avec une baisse massive du niveau de vie du plus grand nombre, une vaste et profonde misère populaire, un chômage de masse structurel, et une vague migratoire hors de la Grèce, de jeunes diplômé.es notamment. Et pour imposer toutes les mesures antisociales, il a bien sûr fallu que Syriza apprenne à affronter les grévistes… Pas vraiment étonnant qu’aux élections européennes, puis législatives, de 2019, Syriza ait perdu le statut de premier parti grec, étant évincée du gouvernement au profit de la droite, la Nouvelle Démocratie obtenant une victoire écrasante (39,85% des voix aux législatives contre 31,53% pour Syriza).
Face à la capitulation du 13 juillet, la gauche de Syriza a tergiversé, réagissant mollement, se divisant et s’embourbant dans des débats, et perdant même des militant.es qui rejoignaient Tsipras dans sa reddition et sa trahison. Finalement, la gauche de Syriza – et en particulier les éléments soutenus par le SU – est restée largement paralysée, et s’est révélée impuissante face aux enjeux de la situation. Un mois et demi après le cataclysme, une scission de Syriza a eu lieu, donnant naissance à l’Unité populaire (UP), regroupant 25 député.es frondeurs/ses. Mais cette rupture, tardive, n’était pas totale par rapport à l’ensemble des problèmes que révélait alors le choix de Syriza. L’UP exigeait toujours la fin de l’austérité, réclamait pour cela la sortie de l’euro, mais rien n’était clair par rapport à l’UE, au capitalisme, et aux questions de stratégie réforme/révolution. Le verdict des urnes tombait peu après : lors des élections législatives de septembre 2015, rendues nécessaires par cette scission, l’UP n’obtenait que 2,86% des voix, moins que les 3% nécessaires à une représentation parlementaire. Très vite, l’UP allait ne plus rien représenter politiquement.
Quelques mots en guise de conclusion
Syriza aussi est pleinement réformiste depuis le début, mais comme cette coalition est apparue comme une « alternative » au PASOK, dans une situation prérévolutionnaire il a grandi de façon extraordinaire, jusqu’accéder au gouvernement…
Le SU a présenté l’arrivée de Syriza au gouvernement comme un exemple de gouvernement « anti-austérité », malgré ses confusions réformistes et malgré son attitude incohérente et funeste envers l’UE… Cette apologie faite par le SU a duré jusqu’au referendum de juillet 2015 ! Après, le SU a été obligé de prendre du recul critique, mais sans en tirer toutes les leçons, comme nous le verrons. Précisons que même les promesses sociales partielles du programme de Thessalonique (adopté avant les élections de janvier 2015, celles remportées par Syriza) étaient totalement impossibles à mettre en œuvre dans le cadre de l’UE.
Pour saisir les enjeux, il faut aussi contextualiser. Depuis plusieurs années, la Grèce connaissait une situation prérévolutionnaire. De plus, l’enjeu fondamental, jamais mis en évidence par le SU, était de savoir si la Grèce allait être convertie en une semi-colonie. Pour le SU, il s’agissait seulement d’un problème d’austérité. Or, la rupture de la Grèce avec l’UE était incontournable pour empêcher sa semi-colonisation. Cette rupture pointait aussi vers le besoin de combattre pour démolir l’UE et lui opposer une avancée vers la construction des États-Unis Socialistes d’Europe, en renouant avec la tradition révolutionnaire du marxisme.
Espagne : Podemos, une gauche « radicale » au service des luttes ?
Podemos[30] s’est formé sur la base de l’énorme vague d’indignation sociale et politique qui s’est déclenchée avec le 15M.
- A l’origine de Podemos, le mouvement des Indigné.es
Ce puissant mouvement s’est mis en marche avec l’occupation des places des principales villes du pays par les Indigné.es (« Indignados« ) le 15 mai 2011. Le mouvement avait un fort ancrage dans la jeunesse, notamment chez de nombreux/ses jeunes qui, bien qu’ayant obtenu leurs diplômes, vivaient dans la précarité et sans espoir d’en sortir. Le 15M était une réponse aux conséquences sociales insupportables des politiques d’austérité imposées par l’UE aux gouvernements espagnols du PSOE et du PP[31].
Le 15M est apparu quatre mois après le début des printemps arabes, suite à l’immolation du jeune Tunisien Mohamed Bouazzi, et après la grève générale contre la réforme du marché du travail du gouvernement Zapatero (PSOE) le 29 septembre 2010. Ce mouvement des Indigné.es a eu, comme nous le savons, un grand impact international.
Il s’agit d’un mouvement d’une grande profondeur qui s’est confronté au « régime de 78 » (du nom de l’année d’approbation de la Constitution convenue avec les franquistes lors de la transition), ainsi qu’à ses partis, en particulier le PP et le PSOE. Deux slogans massivement repris l’exprimaient avec une grande clarté : « Ils appellent ça démocratie et ça n’en est pas une » et « PSOE, PP, c’est la même m…e ! ».
En l’absence de direction politique, le programme du mouvement 15M était vague et mal formulé ; il exigeait « une véritable démocratie maintenant » et s’élevait contre la dictature des banques et des grandes entreprises et contre la corruption. Lorsque les occupations des places ont pris fin, le mouvement s’est étendu aux quartiers par le biais d’assemblées – certes, celles-ci n’étaient pas démocratiques partout – et il a mené des actions politiques pertinentes telles que « Rodea el Congreso » (l’encerclement du Congrès).
Le 15M a été la mèche d’un puissant mouvement revendicatif de masse, qui est descendu dans les rues d’Espagne pendant deux ans dès la fin 2011. Les luttes – les « marées » – pour la santé publique (Marea Blanca), l’éducation (Marea Verde), celle des retraités (Marea Pensionista), le mouvement contre les expulsions de locataires ou contre les politiques anti-immigrés ont été particulièrement remarquables. La marche des mineurs qui, partant des Asturies, a culminé à Madrid en juillet 2012, a beaucoup compté. La manifestation dénommée « Marche de la dignité », qui a rassemblé 1,5 million de personnes à Madrid le 22 mars 2014, a également revêtu une grande importance.
- L’émergence de Podemos
Podemos, se réclamant de ce mouvement, s’est fait connaître lors des élections européennes de 2014, dénonçant le « régime de 78 » et ses partis (déclarant notamment : « PSOE et PP sont comme Coca cola et Pepsi cola ! »). Les leaders de Podemos étaient les apôtres de la « nouvelle politique » qui, au nom du « peuple » allaient remplacer la vieille « caste »…
Bientôt, Syriza et Podemos sont devenu.es ensemble a référence internationale d’une nouvelle gauche appelée à supplanter la vieille social-démocratie, qui avait muté en une variante du néolibéralisme, discréditée et en crise après avoir participé aux plans d’ajustement sauvages qui ont suivi 2008.
Mais c’est Podemos qui a désactivé cette puissante contestation sociale pour l’intégrer dans le giron du régime monarchique. Podemos est devenu l’aile gauche de ce dernier, avant de se transformer en une force auxiliaire du PSOE.
La première apparition politique de Podemos a eu lieu avec le manifeste « Mover Ficha« [32], où le parti montrait un visage radical : il exigeait l’abrogation de l’article 135 de la Constitution (qui donne la priorité absolue au remboursement de la dette sur les dépenses sociales). Il défendait un moratoire sur le paiement de la dette publique. Il revendiquait un processus constituant et le droit pour les nationalités de décider de leur avenir. Il réclamait la nationalisation des banques privées et des entreprises énergétiques, l’abrogation des lois sur les étrangers et la sortie de l’OTAN.
- Podemos : une sorte de météorite politique se dirigeant de la gauche vers la droite
Ce radicalisme initial s’est toutefois estompé à un rythme accéléré, à mesure que Podemos gagnait du poids électoral. Déjà, lors de l’événement électoral suivant, les éléments qui allaient le plus loin dans le sens de la rupture ont été éliminés, dans le cadre d’un processus allant vers la droite. Celui-ci s’est poursuivi sans relâche, culminant dans l’entrée dans le gouvernement de Pedro Sánchez au début de 2020. Dans le même temps, au sein du parti, le « caudillisme » de Pablo Iglesias[33] était de plus en plus prononcé, les cercles de base se vidaient et Podemos devenait un appareil électoral où les chefs et leurs acolytes décidaient de tout sans tenir compte de la base. Quand cela leur convenait, les « membres inscrit.es », dans une parodie de démocratie interne, étaient appelés à plébisciter, via Internet, les décisions déjà prises par les dirigeant.es. Pour couronner le tout, Iglesias, qui s’était vanté de venir d’un quartier ouvrier, se payait une villa dans les montagnes aux environs de Madrid.
Aux yeux de la direction de Podemos, le PSOE a rapidement cessé d’appartenir à la « caste ». A tel point qu’alors que le PSOE était dans le coma, Podemos est venu le réanimer et a joué un rôle décisif pour porter Sánchez au pouvoir et permettre au PSOE de se rétablir.
L’axe central du discours de Pablo Iglesias lors des deux dernières campagnes électorales de Podemos a été de quémander des ministères dans le gouvernement Sánchez, en abandonnant toute critique du PSOE et en adaptant son programme à ce que Sánchez pouvait admettre : tout devait rentrer dans le cadre du régime et des diktats de l’UE. À chaque meeting, Iglesias a défendu la Constitution de 78, s’en réclamant comme faisant partie de son propre programme, et mentionnant des articles vides sur les droits sociaux, qui n’impliquent aucune obligation légale.
Le discours de Podemos a d’abord suscité des illusions parmi des secteurs significatifs de la jeunesse et de la classe ouvrière, et ce parti a connu une ascension électorale aussi fulgurante qu’éphémère. En 2015, Podemos remportait 5,2 millions de voix (seulement 340 000 de moins que le PSOE) et gagnait un grand nombre de municipalités parmi les plus importantes. Quatre ans plus tard, Podemos avait perdu 1,5 million de voix ainsi que plus de la moitié de ses élu.es régionaux/ales, et ne dirigeait plus de municipalités.
- Podemos dans le fromage gouvernemental avec le PSOE
Dans une déclaration du 7 janvier 2020[34], juste avant de prendre ses fonctions de vice-président de Sánchez, Iglesias a affirmé que le programme qu’ils avaient adopté avec le PSOE était « un programme très raisonnable », élaboré « dans le cadre de la responsabilité fiscale européenne », capable de garantir la « stabilité » du pays. Il a également exprimé sa solidarité avec la trahison de Tsipras, affirmant que ce dernier n’avait d’autre choix que de capituler et de passer du côté de l’ennemi en raison du « rapport de forces » trop défavorable. Il a également oublié le droit des Catalans à décider de leur avenir, et a laissé tomber la lutte contre la monarchie, car, disait-il, ce qui était important, c’était les « valeurs républicaines ». Quant à l’Union européenne, d’Europe du capital, elle est devenue pour Iglesias et Podemos l’Europe sociale et verte.
La participation d’Unidas Podemos[35] au gouvernement de coalition PSOE-UP s’illustre par sa complicité avec le PSOE dans l’acceptation de l’abandon des promesses sociales du programme gouvernemental; dans sa coresponsabilité dans la gestion de la pandémie, caractérisée par le renflouement des grandes entreprises, d’un côté ; et les miettes accordées aux travailleurs/ses et aux secteurs de la petite bourgeoisie ruinée, de l’autre; par sa soumission totale à l’UE et les louanges qui lui sont adressées ; par la réforme du marché du travail menée par Yolanda Díaz, violant sa principale promesse électorale, légitimant la réforme faite par le PP et aggravant la précarité dans des aspects essentiels tels que les contrats à temps partiel. Les projets de loi progressistes sur les droits des femmes et la loi dite « trans » ne peuvent masquer ce bilan général.
- Les débuts difficiles d’Izquierda Anticapitalista dans l’État espagnol
La section espagnole de SU-CI, après être restée pendant des années au sein d’IU (Izquierda Unida)[36] sous le nom d’Espacio Alternativo, a fini par quitter cette coalition en crise en décembre 2007, pour agir ensuite de manière autonome pendant plusieurs années.
En novembre 2008, Espacio Alternativo a décidé de transcroître en parti politique, IA (Izquierda Anticapitalista)[37]. Cela se passait au moment où la gestation du NPA français prenait fin, semblant annoncer un beau bébé bien tonique, et faisait des émules à l’étranger. L’objectif pour IA était de participer aux élections européennes de 2009, surfant sur la vague créée par l’essor du NPA. Mais le résultat fut infime : moins de 20 000 suffrages dans tout le pays, 0,13%. Aux élections générales de 2011, malgré le soutien de personnalités internationales, le bilan était à nouveau aussi très faible. Le décollage électoral espéré par IA n’arrivait pas.
Mais si IA ne parvenait pas à réitérer l’expérience française en créant un « parti anticapitaliste » et en le dirigeant, la section espagnole du SU pouvait toujours favoriser l’émergence d’un tel parti « large » avec d’autres partenaires. C’est ce qui s’est passé avec Podemos, parti dans lequel la section du SU a laissé tous les rôles politiques de premier plan à Pablo Iglesias et à son groupe, tout en prenant en charge l’organisation pratique du nouveau parti, car le petit groupe de professeurs réunis autour d’Iglesias ne disposait d’aucune force organisée pour le faire.
- Anticapitalistas et Podemos : « Je t’aime – Moi non plus » ?
Les excellents résultats électoraux vite obtenus par Podemos, avec y compris un député européen élu dès parmi les rangs d’Anticapitalistas (Miguel Urbán), ont largement motivé le courant du SU. Cependant, le groupe d’Iglesias a dès le départ consolidé son emprise sur Podemos au détriment d’Anticapitalistas. La relation de ces dernier.es avec le groupe d’Iglesias était une relation d’appareils, pour l’entretien de laquelle Anticapitalistas a évité la confrontation politique et s’est retrouvé de plus en plus affaibli, résistant toutefois plus longtemps en Andalousie, où ce courant était majoritaire dans Podemos, jusqu’à ce qu’ils et elles soient finalement contraint.es de le quitter. Déjà, le congrès de fondation de Podemos à la fin 2014 interdisait l’existence de partis en son sein – ce qui contraignait IA à devenir un « mouvement », Anticapitalistas – tandis qu’Iglesias s’assurait le contrôle de l’appareil en le plaçant entre les mains de ses fidèles. Ce processus a provoqué l’opposition d’un secteur d’Anticapitalistas, surtout andalou, qui a été exclus sans ménagement d’Anticapitalistas et du SU[38].
La principale divergence avec Iglesias a porté sur l’entrée dans le gouvernement, à laquelle Anticapitalistas s’opposait, défendant l’idée qu’il était préférable de seulement lui apporter son soutien et de conclure des pactes avec le PSOE depuis le parlement, plutôt que d’assumer une coresponsabilité avec ce parti au gouvernement. La stratégie parlementariste d’Anticapitalistas persiste cependant intégralement, comme cela se manifeste en Andalousie, la région du pays où cette organisation, avec Teresa Rodríguez à sa tête, possède le plus de poids.
« La machine avec laquelle [IA] entend changer la réalité en Andalousie », ce sont les conseils municipaux et la « démocratie participative ». Le maire de Cadix, Kichi, membre d’IA, a soutenu la construction par les chantiers navals publics de Cadix de navires de guerre destinés à l’Arabie saoudite, pour sa guerre génocidaire au Yémen, arguant du fait qu’ainsi, on défend l’emploi… Voilà où en est le SU-CI dans cette région d’Espagne ! Et ce n’est là qu’une illustration de cette dérive.
Pour conclure, on voit que si Anticapitalistas a fait le choix de rompre avec Podemos, ce choix n’a pas été fait sur des bases justes : alors que Podemos voulait gouverner avec le PSOE, Anticapitalistas voulait seulement faire partie de la base de soutien parlementaire du gouvernement de Pedro Sánchez. En fait, cette divergence n’est que tactique, et les deux positions sont fausses. Car s’agissant d’un gouvernement bourgeois chargé d’appliquer les plans d’austérité voulus par la classe capitaliste et par l’UE, du point de vue de l’intérêt des travailleurs/ses qui devrait être celui d’une organisation qui ose parler au nom de la 4e Internationale c’est une faute politique majeure, et même une trahison. Et on voit que, malgré la rupture avec Podemos, les pratiques et choix politiques d’Anticapitalistas relèvent des méthodes d’appareils enkystés dans l’État bourgeois, et n’ont plus rien à voir avec le marxisme et le communisme révolutionnaires.
- Pour conclure, retenons deux éléments clés :
Parti (néo)réformiste dès son émergence, Podemos a eu pour fonction de canaliser le mouvement social né le 15-M vers les institutions du régime monarchique. Pourtant, aux yeux du SU, il s’agissait d’un exemple à suivre dans le monde entier.
Le rôle d’Anticapitalistas (l’organisation du SU dans l’État espagnol) a été déterminant puisque sans cette organisation, il aurait été totalement impossible de construire Podemos. C’est concrètement Anticapitalistas qui a organisé Podemos, car Iglesias et le groupe d’universitaires autour de lui ne disposaient d’aucune organisation militante de base. Puis Anticapitalistas a livré à Iglesias la direction du parti, en échange d’un compromis d’appareil. Par la suite, Anticapitalistas a été chassé de Podemos, une fois que le citron avait été bien pressé, et quand la direction n’en avait plus besoin.
[1] Le Secrétariat Unifié de la 4e Internationale (SU ou SUQI, courant historique incarné par Ernest Mandel puis Daniel Bensaïd), a pris plus récemment le nom de Comité International (CI). Ce courant parle de lui comme étant LA 4e Internationale, ce qui est bien sûr contesté par les autres courants internationaux se réclamant du trotskisme. Cette prétention du SU-CI est d’autant plus frauduleuse que ce sont des pans entiers du trotskisme qui ont été jetés par-dessus bord, depuis fort longtemps dans la pratique, mais tout particulièrement après 1995 dans la théorie. Avec les conséquences des choix de construction faits en faveur des partis larges, ou fronts politiques, des révolutionnaires, réel.les ou prétendu.es, et des réformistes assumé.es. Une lourde erreur qui a montré à quelles débâcles elle conduisait. En ne prenant que des exemples assez récents, on pense ici, en particulier, à la débâcle de Rifondazione en Italie, au naufrage de Syriza en Grèce en 2015 (dont nous disons plus bas quelques mots), à la « normalisation » de Podemos en Espagne, et à l’intégration du Bloco de Esquerda dans les institutions bourgeoises au Portugal.
[2] Signalons ici que la critique que font cet article et le suivant des partis larges ne doit ni les confondre avec ce qui a précédé historiquement, ni faire oublier les fondements et les conséquences très négative de deux soi-disant « tactiques » profondément erronées de construction : d’une part, « l’entrisme sui generis » de Pablo-Mandel dès le début des années 1950, qui a poussé les organisations de la IVe Internationale à s’intégrer dans l’appareil stalinien ; et d’autre part, « l’entrisme structurel » de Ted Grant, au sein de partis de masse socio-démocrates ou bourgeois, au Royaume-Uni puis un peu partout dans le monde. Ni l’un ni l’autre n’ont quelque chose à voir avec l’entrisme préconisé par Trotsky dans les années 30, et mis en œuvre notamment par le parti de de Cannon aux Etats-Unis, ou bien de Convergência Socialista au sein du PT brésilien.Il s’agit de moments historiques différents, mais ces deux soi-disant « tactiques » ont en commun de signifier le renoncement à la construction du parti révolutionnaire.
[3] Dans le cas du processus révolutionnaire nicaraguayen à partir de 1979, la complicité de la direction du SU avec la direction sandiniste est allée jusqu’à donner raison à cette dernière lorsqu’elle a expulsé du pays les combattant.es de la Brigade Simon Bolivar (des camarades issu.es surtout du courant moréniste en Amérique latine) et expulser ces dernier.es vers le Panama où ils et elles ont été arrêté.es et torturé.es. Le choix ignoble de la direction du SU a d’ailleurs à la rupture complète avec le courant moréniste, à l’origine de la formation de la LIT en 1982. Cette horrible affaire est un peu plus détaillée ici : https://litci.org/fr/2022/12/07/un-bref-apercu-de-notre-histoire/
[4] On rappellera brièvement quelques exemples ici : le positionnement politique opportuniste qui a empêché la victoire de la révolution en Bolivie en 1952 ; le choix de l’entrisme « sui generis » dans les PC avec l’illusion de pouvoir les transformer en partis révolutionnaires à la même époque ; le suivisme par rapport au castrisme à Cuba, qui a notamment conduit à ne pas construire de section de la 4e Internationale dans ce pays, et la répétition de ce même choix au Nicaragua après 1979 ; la vague calamiteuse et meurtrière de guérillérisme assumé par le SU à la fin des années 1960 et au début des années 1970, qui a envoyé de nombreux/ses camarades à la boucherie ; une nouvelle attitude opportuniste au Portugal en 1974-75… Ces points et d’autres sont développés notamment ici : https://litci.org/fr/2022/12/07/un-bref-apercu-de-notre-histoire/
[5] Bensaïd s’en expliqué à de nombreuses reprises et dans de nombreux lieux. On peut notamment lire une longue interview de lui ici : https://www.cairn.info/revue-lignes-2008-1-page-83.htm
[6] On pourrait d’ailleurs aussi bien écrire « nouveau parti » que « nouveaux partis ».
[7] Dans le jargon, « mandéliste » signifie : « influencé par », « dans la logique de », ou « sous la direction de » Ernest Mandel.
[8] ACM : Antônio Carlos Magalhães (1927-2007) ; 3 fois gouverneur et 3 fois sénateur de l’Etat de Bahia, un des potentats du Nordeste les plus puissants et influents. José Sarney (1930- ?), suppôt lui aussi de la dictature militaire, grand propriétaire foncier de l’Etat nordestin du Maranhão, a été président (1985-1989) non élu démocratiquement dans le cadre de la transition négociée du pouvoir aux civils voulue par les dirigeants militaires.
[9] On a même vu des paysans sans terre brûler l’effigie de Rossetto. Pas mal pour un soi-disant dirigeant révolutionnaire de masse censé être au service des déshérité.es des campagnes brésiliennes !
[10] PSOL : Partido Socialismo e Liberdade (parti socialisme et liberté). Parti de gauche formé à partir d’une scission de gauche du PT, de la part de plusieurs groupes, entre 2004 et 2006.
[11] DP : Democrazia Proletaria (Démocratie prolétarienne), organisation née en 1975 et auto-dissoute dans le PRC en 1991.
PCI-ML : Partito Comunista d’Italia (marxista-leninista) (Parti communiste d’Italie – marxiste-léniniste), fondé en 1966 et auto-dissous dans le PRC en 1991.
[12] PCI : Partito Comunista Italiano (Parti communiste italien). PDS : Partito Democratico della Sinistra (Parti démocratique de gauche) : fraction majoritaire issue du PCI (1991-1998). Du PDS on est passé à DS : Democratici di Sinistra (Démocrates de gauche) (1998-2007). DS a rejoint le PD : Partito Democratico (Parti démocrate) en 2007. A partir du PDS, on rejoint le (social)-libéralisme, et il s’agit d’une force politique parfaitement bourgeoise.
[13] https://www.euractiv.fr/section/sciences-legislation/news/le-premier-ministre-italien-demissionne-apres-un-vote-de-desaveu-au-senat-sur-sa-politique-etrangere/
[14] Bloco de Esquerda (ou simplement Bloco) : Bloc de gauche, parti large portugais né en 1999. Voir pour plus de détails un article de fond de 2020 sur le Bloco, sur le Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/110420/le-bloc-de-gauche-au-portugal-retour-sur-un-naufrage-historique
[15] UDP : União Democrática Popular (Union démocratique populaire), fondée en décembre 1974, dans la foulée de la Révolution des Œillets du 25 avril 1974.
[16] PSR : Partido Socialista Revolucionário (Parti socialiste révolutionnaire), parti « trotskyste » lié au Secrétariat unifié de la IVe Internationale (SU-QI) créé en 1978, dans un congrès de fusion (peu durable) entre la Liga Comunista Internacionalista (LCI) et le Partido Revolucionário dos Trabalhadores (PRT).
[17] Plus exactement Política XXI, est constituée par la fusion de deux scissions de gauche : une dissidence du PCP d’un côté ; de l’autre, l’aile gauche du Mouvement démocratique portugais – Commission démocratique électorale (MDP-CDE, mouvement créé à l’origine pour unifier l’opposition à la dictature en 1969). Quelques « indépendant.e.s » s’y sont ajouté.e.s.
[18] Notamment Ruptura/FER, section portugaise de la LIT-QI (Ligue Internationale des Travailleurs-Quatrième Internationale) et le Parti maoïste pour la reconstruction du prolétariat.
[19] Article signé Emma Funk écrit en avril 2020 sur le site de l’ARC (tendance du NPA) fait le rapport d’autopsie politique du Bloco. Il est disponible maintenant ici, sur le blog de Jean-Marc B. du Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/110420/le-bloc-de-gauche-au-portugal-retour-sur-un-naufrage-historique
[20] Notamment ici : https://litci.org/pt/2021/11/24/5-anos-do-em-luta-vimos-de-longe/
et ici : https://litci.org/pt/2021/11/05/portugal-6/
[21] Le dernier chapitre du document fondateur du Bloco s’intitule : “O NOSSO PROJECTO: DEMOCRACIA PARA O SOCIALISMO”
[22] Terme sarcastique qui désigne quelque chose de peu solide, de mal fait, de structure fragile et de fonctionnement précaire.
[23] Malgré l’envoi de police anti-émeute par le gouvernement, pour favoriser l’entrée de briseurs de grève sur le port et de « libérer » notamment des véhicules VW en souffrance, le Bloco a gentiment voté, peu après, le dernier budget de la Geringonça au parlement. Face à d’autres luttes ouvrières comme celle des transporteurs/ses de matières dangereuses ; ou conflits populaires, notamment sur les questions des violences racistes de la police, le Bloco s’est montré tellement mollasson que cela revenait à de la collusion avec le pouvoir et les patrons, afin de ne pas contester trop bruyamment la politique d’un gouvernement qui utilisait la violence de classe contre les prolétaires et les opprimé.es.
[24] Ces deux groupes étaient petits (quelques centaines de membres au total). La plus droitière, ISL, Internationale Sozialistische Linke (gauche socialiste internationale) était une fervente défenseuse de l’opportunisme le plus débridé et des partis larges. Elle s’est presque auto-dissoute dans la WASG puis Die Linke. L’autre organisation, RSB, Revolutionär Sozialistische Bund (Ligue socialiste révolutionnaire), défendait des positions plus à gauche et plus en faveur de l’indépendance de classe. On pourrait la catégoriser comme centriste. La fusion des deux dans l’ISO, Internationale Sozialistische Organisation (Organisation socialiste internationale) a plutôt correspondu à un alignement du RSB sur les positions de la majorité du SU qu’à une évolution vers la gauche de l’ISL.
[25] PDS : Partei des Demokratischen Sozialismus (Parti du socialisme démocratique), issu en droite ligne, après l’effondrement de la dictature stalinienne, du SED, Sozialistische Einheitspartei (parti unique de l’Allemagne de l’Est).
[26] WASG: Wahlalternative Arbeit und soziale Gerechtigkeit (Alternative électorale travail et justice sociale), parti fondé en 2005 par des socio-démocrates en rupture avec le SPD et la politique menée par Gerhard Schröder, et des syndicalistes déçus par la même politique.
[27] KKE : parti communiste de Grèce, un parti aux positions et mœurs staliniennes maintenues, ultra-sectaire et disposant d’une base syndicale et ouvrière dans certains secteurs
[28] PASOK : vieux parti social-démocrate passé au libéralisme, mettant en œuvre une austérité brutale, et rayé de la carte politique suite à cela, et avec la montée de Syriza.
[29] Déclaration de Jean-Claude Juncker au Figaro, en janvier 2015. Cf : https://www.liberation.fr/checknews/2018/06/14/juncker-a-t-il-vraiment-declare-un-jour-qu-il-ne-pouvait-y-avoir-de-choix-democratique-face-aux-trai_1659020/
[30] Podemos, signifie en français : « nous pouvons ». Recyclage du leitmotiv de la campagne de Barack Obama en 2008, « Yes we can » ! En catalan, le parti s’appelle Podem ; en basque : Ahal Dugu.
[31] PP : Parti populaire, de droite. PSOE : Parti socialiste ouvrier espagnol, le parti du « social-libéralisme » en Espagne.
[32] Mover ficha: convertir la indignación en cambio político » (en français : « Prendre les choses en main : convertir l’indignation en changement politique »), publié les 12 et 13 janvier 2014 par le journal numérique Público, et signé par une trentaine d’intellectuels, de personnalités de la culture, du journalisme et de l’engagement social et politique.
[33] Pablo Iglesias Turrión : professeur de science politique de l’UCM (Universidad Complutense de Madrid) et analyste politique télévisuel. Bien qu’Iglesias ne figure pas parmi les signataires du manifeste « Mover ficha », le mouvement Podemos annonçait le 14 janvier 2014 qu’Iglesias en prenait la tête
[34] https://www.eldiario.es/politica/pablo-iglesias-vamos-olvidar-venimos_128_1092328.html
[35] Podemos s’est engagé dès 2016 dans une alliance dénommée UP, Unidos Podemos, coalition regroupant Podemos, IU et le parti écologiste Equo, ainsi qu’un certain nombre de partis et groupes régionaux. Pour les élections de 2019, UP devenait Unidas Podemos, mais voyait les partis et groupes régionaux antérieurs s’éloigner, ainsi qu’Equo en septembre de cette année.
[36] IU: Izquierda Unida (Gauche unie). Fédération politique formée en 1986 puis officiellement fondée en 1992, et dirigée par le PCE (Parti communiste espagnol). Le courant du SU a participé à cette coalition de 1993 à 2007.
[37] IA: Izquierda aa (Gauche anticapitaliste). C’est le nom porté par le courant lié au SU dans l’Etat espagnol de .
[38] Ces désaccords se sont soldés par l’exclusion d’Anticapitalistas des militant.es d’Almería, Grenade et d’une grande partie de celles et ceux de Málaga. Ces noyaux, rejoints par d’autres militant.es ayant quitté Anticapitalistas, ont décidé de former IZAR (Izquierda Anticapitalista Revolucionaria).