Un peu plus d’un an après le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, nous avons interviewé D., un ancien militant de la gauche ukrainienne, qui vit en France depuis plusieurs années, et qui est lié au site socialiste ukrainien « Commons » (commons.com.ua). Nous lui avons posé huit séries de questions, visant à donner à nos lecteurs/trices un panorama de la situation en ce début mars 2023.
Propos recueillis par Michaël Lenoir, le 6 mars 2023
- LA SITUATION MILITAIRE
Comment vois-tu le contexte de la guerre actuellement ? Peux-tu nous dire dans quel sens évolue le rapport de forces ? Sais-tu plus ou moins à quoi il faut s’attendre en termes de stratégie guerrière de la Russie ? Peut-on faire sérieusement un pronostic quant à l’issue de la guerre, lequel et pourquoi ? Au moins pour les prochains mois ?
Ce qu’on peut dire est approximatif parce qu’à aucun moment, Poutine ne s’est prononcé sur les buts de la soi-disant opération militaire spéciale. Et personne ne sait à quel moment l’opération pourrait être considérée comme réussie. Au début, le but était le changement du régime : déposer Zelensky et s’emparer de Kyiv. Cette première phase ayant échoué, ils ont mis l’accent au sud et à l’est. Là, ils ont bien avancé, mais à peu près depuis juillet, l’armée russe reste sur les mêmes positions, et les Ukrainiens ont réussi à les faire reculer à Kharkiv. Plus de 90% de la région de Kharkiv est maintenant entre les mains du gouvernement ukrainien, ainsi que la moitié de la région de Kherson. Ces deux contre-offensives ukrainiennes étaient une grande réussite, mais à leur tour, elles ont été arrêtées, à mon avis, surtout à cause de la pause dans la livraison d’armes et de munitions occidentales. D’après ce que j’ai lu, si ces décisions sur les chars etc. avaient été prises plus tôt, les chars auraient dû arriver pile au moment où les Ukrainiens en avaient besoin pour continuer à avancer. Mais ce n’est pas arrivé…
Maintenant, on est à la fin de la saison hivernale, une saison manquée pour les deux armées en termes d’avancées. Dans une ou deux semaines, printemps arrive. En Ukraine, il y a de la boue partout, donc impossible d’avancer ou de reculer. Pour la deuxième moitié du printemps les deux parties font leurs calculs. Les Russes sont maintenant en train d’essayer de s’emparer de Bakhmout. C’est une ville qui n’a pas de signification stratégique, mais s’ils réussissent à la prendre, cela sera rapporté dans les medias, etc. Cela fait du temps que les Russes attendent un succès plus ou moins important dont ils pourraient se vanter. Donc Bakhmout est plus important symboliquement que militairement. Et il y a de fortes chances que la ville tombe dans les jours qui viennent. De toute façon, l’offensive russe actuelle pousse partout, dans cinq directions : la frontière Louhansk-Kharkiv, les deux banlieues ouest de Donetsk, Bakhmout, et Vouhledar. Les troupes russes ont eu peu de réussite, et comme je viens de le dire, les semaines qui viennent n’apporteront aucun changement décisif.

Après, les Russes monteront sans doute une nouvelle offensive, mais on ne sait pas où : soit dans les mêmes endroits ; soit ils pourront réessayer d’avancer dans la moitié nord de la région de Zaporijia, pour dépasser la centrale nucléaire, en allant vers la ville de Zaporijia, donc le centre industriel, administratif, etc. Ce sont les deux évolutions possibles.
Les Ukrainiens, à mon avis, ont de quoi être un peu plus optimistes concernant la question de l’offensive de la fin du printemps, parce que vers ce moment-là, on peut compter que les munitions, les armements vont commencer à arriver. Et là, de façon réaliste, on peut espérer soit faire reculer les Russes dans le nord-est (Louhansk), parce que c’est une région très rurale ; et donc quand il aura commencé à faire beau (fin avril, début mai), ce sera assez facile de rouler sur les routes de campagne. Soit il y a cette partie sud de la région de Kherson et de Zaporijia, qui est importante pour les Russes, surtout en tant que couloir terrestre entre le Donbas et la Crimée. Il n’y a pas de symbole important pour les Russes là-dedans, mais c’est une affaire stratégiquement importante pour eux ; et pour les Ukrainiens, je pense, il est très utile de couper ce lien. Donc je pense que la plus grande partie de l’année verra un combat entre ces deux zones : le nord du Donbas, et le territoire entre le Donbas et la Crimée.
Stratégiquement, les Russes n’ont pas renoncé à leur vision maximaliste, c’est-à-dire au minimum de garder les 4 régions auxquelles ils prétendent désormais dans leur constitution. Donc, ils ne vont pas reculer là-dessus, bien qu’ils ne contrôlent même pas la moitié de ces territoires aujourd’hui. Faute d’être parvenus à changer le régime dans l’intégralité de l’Ukraine, il est évident qu’ils ne veulent pas reculer jusqu’aux positions du 24 février. Pour les Ukrainiens, il y a du maximalisme aussi, parce que la position officielle consiste à se débarrasser des troupes russes dans l’intégralité de l’Ukraine, y compris la Crimée. Après, si jamais on atteint le moment d’une la vraie négociation, je suis certain que le gouvernement ukrainien pourrait évoluer, parce que les partenaires américains, surtout, peuvent exercer une pression sur lui, pour qu’il se montre flexible sur la question de la Crimée, par exemple. La Crimé, c’est déjà une autre question, politiquement et socialement : elle a déjà passé neuf ans sous le régime russe. Ce ne serait pas la même chose que de reprendre Kherson ou Marioupol.
Voilà pour les visions de moyen terme pour les deux parties.
2. ARMEE ET MILICES TERRITORIALES
Sait-on sociologiquement qui s’est engagé.e dans la résistance et où principalement ? Après l’engagement dans la résistance au début de la guerre, y a-t-il eu plusieurs vagues ? Quand et pourquoi ? Sais-tu comment a évolué la relation entre l’armée officielle et les milices territoriales (populaires) ? Existe-t-il (encore ?) une confiance massive dans l’armée ukrainienne ?
Je commence par la fin. Ça peut sembler paradoxal, mais en fait ce ne l’est pas tellement : pendant toute la période de l’indépendance ukrainienne, l’Armée et l’Eglise sont les deux institutions en lesquelles la population a eu le plus confiance, même avant le début de la guerre en 2014. Cela semble paradoxal, parce que la société ukrainienne n’a jamais été ni hyper-militarisée, ni hyper-religieuse. Mais ça s’explique tout bêtement par le fait que la moitié de la population (les hommes) ont passé une année de leur vie dans l’institution militaire. Chacun en a gardé des histoires, des souvenirs ; voilà pourquoi, par rapport au parlement, au président de la République, et aux autres institutions du pouvoir, l’Armée a toujours été l’institution la plus proche des simples gens. C’était déjà le cas avant l’invasion, et il est sûr que dans les conditions actuelles, la confiance n’a fait qu’augmenter.
Pour les relations entre l’Armée et la défense territoriale, c’est très simple. Au début, en février-mars 2022, on pouvait s’engager dans deux directions possibles. Soit on pouvait aller vers l’armée, surtout si on était un officier de réserve ; soit c’était un peu plus facile de s’inscrire dans la défense territoriale.
Mais la défense territoriale, dès le début, faisait partie du ministère de la défense. Donc c’est un élément structurel de l’armée. Du coup il n’y a pas d’antagonisme, ni de concurrence. Beaucoup de mes amis qui sont allés dans la défense territoriale ont été plus tard transférés administrativement vers les structures de l’armée régulière. Donc c’est harmonisé. Par contre, il y a eu des histoires plus conflictuelles quand les gens qui étaient prêts à faire des maraudes, à patrouiller dans leur propre ville ou village, n’ont pas montré le même enthousiasme pour partir se battre au Donbas… Il y a eu pas mal de conflits et je ne sais pas si les issues de ces conflits ont toujours été favorables aux populations locales. J’imagine que ça s’est négocié chaque fois en fonction du rapport de forces local. Mais en gros, la défense territoriale, c’est l’armée.
Autant que je sache, il n’y a pas eu plusieurs vagues d’engagement. La grosse vague, c’était en février et tout le mois de mars 2022. Plus tard, des vagues massives ne se sont pas reproduites. La population masculine n’est pas autorisée à quitter le pays. Donc elle reste comme réservoir au cas où. Des vagues de mobilisation, il n’y en pas non plus, donc c’est plutôt un état martial permanent. En Russie, il y a des vagues. En Ukraine, non. Il n’y a pas eu de nouvelles vagues de mobilisation, parce qu’il n’y a pas eu d’évènements aussi marquants.
Qui s’est engagé ? Je crois qu’il est impossible de produire un portrait-robot pour le moment, parce que j’imagine que ces données sont toujours secrètes. Donc on ne dispose pas de statistiques pour dire quelque chose de définitif sur les régions, les classes et les âges. Je ne peux faire que des « suppositions informées » : les volontaires, c’est plutôt la classe moyenne plutôt que la classe ouvrière, parce que la première dispose relativement de plus de ressources que la seconde (y compris du temps libre, etc.) ; les engagé.es volontaires, c’est aussi plutôt les régions immédiatement touchées (Kyiv, Kharkiv, le sud et le sud-est…), plutôt que l’ouest. Mais je ne peux rien dire de plus concret là-dessus.
3. L’AIDE MILITAIRE
Comment analyses-tu l’aide militaire occidentale ? Les livraisons d’armes ont-elles changé quelque chose et quoi ? Y a-t-il un ou des pays qui se distinguent en matière de livraison d’armes et pourquoi ? Saurais-tu nous dire quel type d’armes manque le plus pour vaincre l’armée russe ?
Sur le type d’armes, le camarade Yuri a déjà répondu, et je suis a priori d’accord, mais ni lui ni moi ne sommes des experts militaires. Mais il semblerait qu’on ne puisse pas distinguer un type d’armes particulier, parce que tout doit marcher ensemble, de façon harmonisée. Parfois, certain.es distinguent les armes offensives et les armes défensives, mais les vrais experts militaires disent que c’est de la mythologie : il n’y a pas de bouton « offensive » que l’on pourrait presser sur un char. Un char peut être utilisé des deux façons, il n’y a pas cette distinction dans la vraie vie. Mais c’est vrai qu’au début, au lendemain de l’invasion, les Etats-Unis et les autres puissances occidentales ont livré surtout des armes destinées à la lutte partisane, ces fameux Javelin, des sortes de tubes lance-missiles. C’est conçu pour que les gens restent assis dans une petite forêt, pour attaquer les chars qui se croient normalement complètement libres, et auxquels ne s’oppose pas l’armée officielle.

Le lance-missile Javelin est devenu l’un des symboles de la résistance ukrainienne. Anadolu Agency via AFP
Après, les Américains et les autres ont mis un certain temps à voir que les Ukrainiens tenaient bon, à la surprise générale, et donc qu’ils méritaient quelque chose de plus conséquent. Donc des systèmes d’assaut, d’artillerie etc. ont commencé à arriver, avec un peu de retard… Mais mieux vaut tard que jamais !
Les livraisons d’armes ont tout changé. C’est vrai que l’Ukraine, a priori, est un pays producteur d’armes assez puissant. Donc pour moi, c’était un peu paradoxal : je me demandais pourquoi l’Ukraine avait besoin de chars alors que Kharkiv est une ville célèbre pour les chars qui y sont fabriqués. Mais ce n’est pas apparemment comme ça que ça fonctionne. Les réserves d’armes dont disposait l’Ukraine étaient assez modestes, parce qu’elle produisait ces armes pour les exporter. Et pour poursuivre la résistance à l’invasion, en effet, il a fallu réaliser une transition vers des systèmes d’armements plutôt occidentaux, à partir des systèmes hérités du complexe militaire soviétique. Cette transition est toujours en cours parce que pendant la plus grande partie de l’an dernier, la plupart des armes transférées par les gouvernements tchèques, polonais, etc. étaient de cette même tradition. Les pays d’Europe orientale se sont débarrassés de leurs vieille quinquaillerie, pour recevoir, en lieu et place des chars soviétiques, des armes nouvelles, allemandes ou américaines, tandis que les Ukrainiens récupéraient des armes d’occasion tchèques ou polonaises. Mais encore une fois c’est mieux que rien…
Quels pays se distinguent ? Je crois que la plus grande part de l’aide militaire vient des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Mais je n’ai pas les chiffres exacts et je peux avoir de fausses impressions du fait de l’imaginaire populaire. Mais je peux justement en parler : dans cet imaginaire populaire, ce sont malheureusement les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Pologne, donc des gouvernements a priori assez réactionnaires, qui sont considérés comme étant les plus pro-ukrainiens. Les gouvernements français et allemand se croient hyper-pro-ukrainiens, mais pour l’opinion publique ukrainienne, ils sont trop pro-russes : Macron, avec ses conversations téléphoniques incessantes avec Poutine etc… au niveau de l’image, il y a cela.
Tu parlais de Kharkiv. Il y a beaucoup d’usines d’armement là-bas ?
Oui, il y a une grande usine, connue comme « l’usine de tracteurs » à l’époque soviétique, mais la majeure partie de sa production, c’était des chars. Kharkiv était un des centres soviétiques les plus importants pour la production de chars.
4. LA COMPREHENSION POLITIQUE DU PEUPLE UKRAINIEN
Qu’est-ce qui, selon toi, a changé depuis un an dans la conscience politique du peuple et des travailleurs/ses d’Ukraine ? Y a-t-il des différences, à ce que tu peux voir, dans la perception politique (sur l’ennemi, sur les alliés – UE, OTAN, etc. – et sur le gouvernement) selon les régions ? Et selon les classes et les milieux sociaux ? Autre question complémentaire : assiste-t-on à une recomposition politique à gauche depuis un an ? Si oui, laquelle ?
Qu’est-ce qui a changé dans la conscience politique du peuple ? Il est facile de répondre : tout ! Auparavant, pendant deux bonnes décennies, l’Ukraine est restée divisée culturellement, et cette division se traduisait systématiquement par une division politique. A partir du milieu des années 2000, la démocratisation du système politique, du régime, donc le développement du rôle du parlement, a fait que les groupements politico-économiques, politico-financiers principaux se sont emparés de ce clivage ethno-culturel-linguistique pour y fonder leurs projets parlementaires, leurs projets de partis. En gros, la politique consistait en deux camps : un camp qu’on pourrait qualifier de pro-occidental, pro-ethno-ukrainien, et un camp « pro-russe », avec des guillemets, parce qu’il n’était pas vraiment pro-russe, c’était des gens tout à fait souverainistes, mais leur souverainisme incluait les liens et le rapprochement avec la Russie, la protection de la langue russe, en tant que langue officielle, dans une certaine mesure, etc. Ce clivage a animé la vie politique jusqu’au 24 février 2022.
C’est uniquement après cette date que ce clivage a perdu sa signification, parce que ce sont les villes les plus russophones, les villes les plus dévouées à ce projet soi-disant « pro-russe » qui ont été attaquées. D’abord il y a eu Kyiv, puis cette ceinture de villes qui était la plus « pro-russe » en Ukraine. Cette population – donc beaucoup de gens qui votaient systématiquement pour l’agenda poutinien, ou quasi-poutinien – étaient visés par des missiles russes. Donc j’imagine que ça a dû produire une extrême confusion et une désorientation. Je ne dirais pas que tous ces gens sont immédiatement devenus des nationalistes ukrainiens. Sans doute pas. Mais, dans mes entretiens avec des réfugiées ukrainiennes qui sont en France aujourd’hui – certaines d’entre elles viennent de cette partie du pays – je vois qu’elles ont repensé dans une certaine mesure leur positionnement dans ce champ politico-culturel. Certains – surtout dans la jeunesse – ont changé de langue de communication, arrêtant de parler russe. Ce n’est pas un phénomène généralisé, mais il existe des gens qui prennent cette décision : « à partir d’aujourd’hui, je change de langue habituelle ». Il y a d’autres excès, comme le rejet des livres russes, et ces attitudes sont reprises souvent par les autorités, ce qui produit des choses parfois moches, parfois simplement bêtes, auxquelles moi, je ne souscrirais pas, mais encore une fois, il faut les replacer dans le contexte.
Quoi par exemple ?
Par exemple, la vague de déboulonnage des statues des personnages russes. Il ne s’agit pas que de personnages purement impérialistes comme l’impératrice Catherine II à Odessa, ou ce genre-là. Cela ne fait pas débat ! Je ne pleure pas sur ces statues. Mais il y a le poète russe Pouchkine, qui était partout, dont la statue était présente dans beaucoup de villes ukrainiennes, et les gens sont parfois – mais pas partout – en train de se débarrasser de ces monuments, sous prétexte de décolonisation, etc.
Après, il faudra attendre la fin de cette étape de la guerre et voir, par exemple, les élections. Là, les choses seront plus claires. Parce que toujours, dans des périodes comme ça, il y a une majorité dont la voix prend une place démesurée, qui est plus entendue que celle des autres, qui préfèrent ne pas prendre la parole.
Quant à la perception politique de l’UE et de l’OTAN, encore une fois, il n’y a pas de doute : c’est malheureux, mais la vision populaire du monde en Ukraine est aujourd’hui très clivée et très essentialiste. Donc la guerre est perçue comme un conflit civilisationnel entre la Russie prise dans son intégralité, et l’Occident pris lui aussi comme quelque chose d’homogène. Ça rappelle le langage politique de la Guerre froide, avec « le monde libre », etc. C’est triste mais telle est la représentation du monde qu’ont les Ukrainiens. Donc l’UE et l’OTAN sont des institutions perçues comme les nôtres, avec l’idée qu’il faut chercher la protection auprès d’elles contre les agresseurs.
Est-ce différent selon les lieux et les milieux sociaux ? Je ne sais pas. Selon les régions ? Traditionnellement, les régions de l’ouest de l’Ukraine étaient déjà pro-OTAN, pro-occidentales. Donc les changements que je décris sont essentiellement ceux qui se déroulent au sud et à l’est du pays. Leur champ politico-culturel est peut-être en train de s’homogénéiser. Certains comprennent ce processus dans le cadre de la « vraie conception de la nation », parce qu’on pourrait dire qu’avant, il n’existait pas la « vraie nation homogène ». Là, elle est en train d’émerger.
Pour la gauche ukrainienne, c’est triste : elle a été plongée dans une crise très grave pendant la crise de l’Euromaïdan (2014). Une partie de la gauche a soutenu le Maïdan, une autre partie a soutenu les opposants anti-Maïdan (donc les séparatistes puis les troupes russes). La logique politique a amené ces derniers à participer finalement aux administrations et aux armées occupantes, ce qui fait que cette gauche-là n’est plus présente dans le champ politique ukrainien depuis 2014-2015. Ceux qui sont restés se sont affaiblis, de toutes façons, parce que le soutien au Maïdan n’était pas non plus quelque chose d’univoque, donc il y a eu beaucoup de discussions : par exemple, est-ce qu’on soutient les actions de l’armée ukrainienne au Donbas ou pas, et si oui dans quelle mesure ?… Donc il y a eu beaucoup de discussions, de débats par rapport à ça. Mais je ne dirais pas qu’il y a eu une recomposition en réponse à l’invasion en 2022. C’est plutôt que dans la gauche qui était alors vivante – à la différence de 2014 – il n’y a pas eu de nouveaux débats, de nouvelles discussions ; la réaction a été beaucoup plus univoque, même si encore une fois, il y a eu tout un spectre de positions et de réactions. La majeure partie de la gauche était très sceptique par rapport à la politique nationaliste du gouvernement ukrainien. Donc a priori, la menace russe n’avait pas été prise au sérieux par la gauche. Mais encore une fois, ce sont les gens les plus fous, donc l’extrême droite, qui ont semblé avoir raison, parce qu’aucune personne saine n’avait pu prédire de tels développements…
Tu veux dire : l’attaque de Poutine ?
Oui. Mais ça s’est produit et la réponse a été assez unanime. Actuellement il y a des détachements anarchistes et socialistes, plus anarchistes que socialistes d’ailleurs. Mais ce n’est pas très courant d’avoir des détachements vraiment cohérents sur le plan politique. Initialement, il y a eu des tentatives pour établir une unité à caractère anarchiste, par exemple. Mais puisque c’est une armée centralisée, forcément il y a des remaniements, des restructurations, des changements d’affectations. Donc je ne crois pas qu’une telle unité existe toujours. Mais des gens de gauche, il y en a bien dans l’armée, et il y en a d’autres qui s’occupent de diverses initiatives volontaires. Par exemple il y a une initiative qui s’appelle les « Initiatives de Solidarité ». C’est un groupe anarchiste qui coordonne les liens avec les mouvements anarchistes à l’étranger, pour coordonner l’aide humanitaire, pour coordonner l’entraide au sein de la société, etc. Une de mes camarades s’est engagée dans une initiative qui travaille avec les Rroms, parce que ce sont déjà les personnes les plus marginalisés dans la société ukrainienne en temps normal ; la guerre n’arrange pas les choses pour eux, donc il y a des initiatives comme ça. Et il y a les syndicats qui jouent un rôle assez important pour faciliter l’effort de mobilisation. Parmi les gens qui sont mobilisés ou qui se sont engagés volontairement dans l’armée, ceux d’entre eux qui sont ouvriers dépendent du soutien logistique de leur syndicat.
5. L’ATTITUDE PAR RAPPORT A LA GUERRE SELON LES CLASSES ET LES REGIONS
Est-il exact que la bourgeoisie est bien planquée, souvent à l’étranger ? Existe-t-il un marché noir ? En particulier des trafics avec la Russie ? Si oui, qui est impliqué ? Que font les classes moyennes (notamment supérieures) ? Est-il globalement vrai de dire que la résistance, c’est avant tout une résistance populaire ? Surtout prolétarienne ? Quelle solidarité note-t-on entre l’ouest de l’Ukraine, moins attaqué, et l’est, massivement en guerre ? Et sur Kyiv, que peut-on dire ?
C’est vrai que ça a toujours été plus facile pour la bourgeoisie de se retrouver à l’étranger du jour au lendemain. Cela ne se passe pas de façon irréprochable, donc c’est un des points de contestation politique importants aujourd’hui dans la société ukrainienne. C’est le sujet du soi-disant « bataillon de Monaco », c’est-à-dire des oligarques et de leurs proches qui se retrouvent massivement dans les beaux endroits comme Courchevel, Nice, etc.
Le « bataillon de Monaco » ?…
Oui. Ils y fréquentent leurs homologues russes. Comme Monaco est éloigné de toute guerre, rien ne les empêche de passer du temps ensemble dans une ambiance paisible. Donc il y a beaucoup de ressentiment contre cette inégalité, surtout qu’il est carrément interdit pour les gens modestes de quitter le pays. C’est du genre : « nous, on reste ici pour crever, alors que les bourgeois… ». En plus, récemment, le gouvernement a permis la sortie temporaire aux scientifiques, aux artistes, à des gens comme ça, pourvu qu’ils produisent des preuves de la grande utilité de leur séjour à l’étranger… Par exemple, une sortie pour deux semaines en Allemagne, parce que, supposons, ils doivent assister à une conférence. Là, c’est bien sûr la même inégalité de classes, parce que les artistes, les chanteurs et les autres, c’est une autre classe que les ouvriers et les classes populaires. En plus, un autre scandale, tout récent, s’est développé à propos d’un humoriste qui fait des one-man shows. Il a bénéficié de cette permission de quitter le pays sous conditions, provisoirement ; et dès qu’il a quitté le pays, il a fait une vidéo où il apparaissait en disant « moi, je ne veux pas crever, donc j’ai utilisé cette possibilité de m’enfuir ; et vous les autres, vous êtes des losers ! ». Carrément ! Il n’a pas mâché ses mots ! Bien sûr que la réaction face à cela a été très forte.
Sur la classe moyenne : elle a plus de possibilités de se cacher, même dans le pays, pour échapper à la mobilisation ; mais d’un autre côté, il est vrai que cette même couche est plus susceptible de produire des gens émotionnellement plus investis dans l’initiative de défense, etc. Parce que, encore une fois, ces les gens sont plus libres, ils ont plus de marges de manœuvre socio-économique pour s’occuper des choses « à côté », comme la défense de la patrie. Par contre, si on doit penser 24 heures sur 24 à la survie économique… Mais encore une fois, ce sont mes réflexions, qui sont peut-être complètement erronées. Donc pour le caractère de classe de la résistance, et l’investissement relatif des différentes classes, je viens de dire mes hypothèses – mais ce ne sont que des hypothèses – mais mathématiquement, proportionnellement, il n’y a aucun doute que la majorité écrasante des gens qui se sont portés volontaires, ou des gens qui ont été mobilisés, c’est des ouvriers, ce qu’on appelle, en tant que marxistes, la classe ouvrière au sens large. Ça ne fait aucun doute.
Un marché noir avec la Russie ? Yuri aurait sans doute dit que ça existe. Moi, je n’ai pas d’informations, mais je dirais qu’à mon avis, la réponse serait plutôt « non » que « oui », parce que pratiquement toute la frontière est actuellement dans la zone de guerre. Cela, déjà, ça ne facilite pas les choses. Deuxièmement, avant l’invasion de 2022, le marché noir qui existait, c’était un marché industriel, par exemple le charbon. Et je ne crois pas que les activités économiques, qui ont besoin de ce charbon-là, continuent à la même échelle. En ce qui concerne des choses plus banales, comme les cigarettes, etc., cela n’existait pas dans des volumes considérables.
Entre les régions, il y a de la solidarité ; il y a aussi des conflits. Il y a de belles choses, comme les résidents des régions ouest qui accueillent des déplacés. Mais il y a aussi des choses moches : d’autres résidents des régions ouest qui louent leur appartement en exigeant des prix exorbitants, en essayant de se créer des petits revenus. Les deux aspects existent. Il y a des exemples merveilleux et des exemples épouvantables, surtout sur le marché de l’immobilier. Effectivement, comme tu le dis, l’ouest est moins touché ; l’ouest se sent beaucoup plus en sécurité, et cela produit du ressentiment chez les gens qui vivent chaque jour sous les frappes, comme quoi en Ukraine occidentale, ce sont des enfants gâtés, ils sont injustement privilégiés, etc. etc. Donc il y a une certaine tension aussi, les choses ne sont pas tout à fait roses non plus.
Et Kyiv se trouve quelque part au milieu. Maintenant les frappes ne sont pas si fréquentes que ça, donc la population y reste assez vigilante et dans un état de qui-vive. Cela prévaut plus à Kyiv que chez les gens de Lviv, mais dans des villes vraiment frontalières comme Nikopol, Marhanets, Kryvyï Rih ou Kharkiv… la guerre se sent le plus durement.
6. SUR LES ATTAQUES DE LA BOURGEOISIE CONTRE LES TRAVAILLEURS
Peux-tu détailler ces attaques ? Qui les veut ? La bourgeoisie ukrainienne ? Si oui, quels secteurs de celle-ci ? Est-ce L’UE qui exige des choses ? Et Zelensky, est-il à l’initiative ou ne fait-il qu’accompagner ? Et aussi : est-ce que ça avait commencé avant la guerre ? Y avait-il déjà des projets ? Ou est-ce seulement que la classe dominante profite de la guerre pour marquer des points en termes de rapports de forces entre les classes ? Sais-tu quelle influence ces attaques ont sur le moral de la résistance ? Quelle influence aussi sur la compréhension de classe de ce qu’est la société par la résistance armée ou non armée, à un niveau plus large ? Est-ce que beaucoup de résistant.es se disent : « nous, on lutte les armes à la main ; et eux ils profitent, et ils nous écrasent la gueule, c’est insupportable ! » ? Est-ce qu’il y a des gens qui pensent ça ?
Pour l’histoire, c’est utile de comparer les transformations du droit du travail en Ukraine et en Russie, parce que le point de départ est le même, avec une législation soviétique assez protectrice. En Russie, le code du travail, très néolibéral, a été adopté en 2003, donc pendant le premier quadriennat de Poutine. En Ukraine, les premières initiatives datent de la même période, parce que c’était la tendance de l’époque, le début des années 2000. Le programme néolibéral était incontesté dans toute la région, et même en dehors de la région ; en France aussi, c’était peu contesté. Mais en Ukraine, à l’époque, des logiques, dont j’ai un peu parlé, se sont introduites pour empêcher des transformations. Puisqu’il n’y avait pas de consolidation du pouvoir politique, il n’y avait pas la possibilité de faire des choses qui ne plaisaient pas à la population, parce que cela aurait forcément créé une opposition. Donc le clivage linguistique et culturel ukrainien a fait ce que normalement, les syndicats font en France. Grâce à ce manque de capacité politique ukrainien, on a réussi à vivre avec ce code du travail soviétique de 1971 jusqu’à nos jours ; il est toujours en vigueur. Mais bien sûr, les initiatives n’ont cessé de se multiplier, bien avant la guerre. Selon ma propre expérience, c’est la période du président Ianoukovitch qui a été marquée par des tentatives à répétition pour inclure des choses dégueulasses dans le droit du travail, parce que, justement, Ianoukovitch était dans la logique politique de consolidation du pouvoir, la construction d’un système centralisé hiérarchique dans tous les domaines. Là, ils n’ont pas vraiment réussi ; ils n’ont pas eu le temps, parce que l’Euromaïdan les a interrompus. Donc, à la veille de l’invasion, on a le tableau suivant : le pouvoir gouvernemental, en liaison avec les oligarques, serait peut-être content d’avoir une législation plus néolibérale, mais ce n’est pas leur première priorité. Les oligarques savent manier la main d’œuvre, ils savent gérer leurs entreprises à la soviétique, ou à la post-soviétique. Pour eux, la législation n’empêche pas les activités économiques. Mais c’est plutôt la bourgeoisie de second plan, donc justement la classe qui est représentée par Zelensky, les « self-made men » des années 90, qui sont idéologiquement de vrais néolibéraux – beaucoup d’entre eux sont des libertariens – et c’est de ce milieu-là que viennent les tentatives de réformes néolibérales.
Pour ce qui est des acteurs de l’étranger (…) c’est vrai qu’il y a l’USAID (agence de développement international des Etats-Unis) qui était derrière un certain nombre de projets de nouveau code du travail. Mais pour moi, il s’agissait plutôt de faire en sorte que suivre l’argent donné pour effectuer un certain travail – rédiger et faire accepter ce nouveau code – et ils veulent clore le dossier. Et c’est pour ça qu’ils insistent : « Où est notre argent ? Nous vous avons aidé à rédiger des trucs, pourquoi ne finissez-vous pas la démarche ». Donc moi je ne sais pas si les Américains, ou les Occidentaux, voulaient vraiment voir ces réformes à ce point-là, mais c’est vrai, a priori, que pour le capital occidental, ça faciliterait les choses. Parce que la législation sur la production en Ukraine est protectrice pour les travailleurs, mais aussi pour les capitalistes locaux. Et c’est ça qui repousse les concurrents occidentaux potentiels. Par exemple, pour les géants métallurgiques étrangers, ce serait beaucoup plus simple d’avoir une législation minimale, parce qu’avec toutes les nuances avec les syndicats, avec les conventions collectives etc. ils seront toujours perdants par rapport aux capitalistes ukrainiens qui savent parler aux syndicats ukrainiens. De ce point de vue, c’est vrai.
Donc cela avait commencé bien avant la guerre, et une des initiatives les plus odieuses qui a été approuvée après l’invasion, avait été formulée comme projet enregistré par le parlement en 2020 ou 2021, donc avant la guerre. Avant cela, des tentatives avaient échoué au parlement. Et maintenant que l’ambiance générale a changé – la guerre modifie la donne – cela a facilité, malheureusement, le passage de ces initiatives. Comme le passage au parlement d’autorisation du travail avec des contrats de zéro heure – une horreur pour les syndicalistes du monde entier – et certaines des mesures anti-ouvrières ont été adoptées en lien avec la guerre, parce que, soi-disant, ça faciliterait les choses dans cette situation exceptionnelle. Il y a carrément l’utilisation de cette situation exceptionnelle pour faire passer les choses dans un cadre plus général.
Sur le moral de la résistance… ça ne l’améliore pas, c’est sûr ! Bien sûr que parmi les gens qui sont au courant de ces changements, la réponse est unanime et elle coïncide plus ou moins avec la phrase que tu as proposée. Effectivement, il y a le sentiment : « on risque nos vies ; et pourquoi, si derrière nous, il y a ce gouvernement qui pourrit nos vies, sur nos lieux de travail etc. ? ». Et ça produit une réaction, un récit très typique, parmi les gens mobilisés. Beaucoup d’entre eux disent : « nous allons revenir de la guerre, nous serons armés, nous saurons manier les armes, etc. ; donc, après les Russes, ce sera le tour des oligarques, des capitalistes, on va régler nos comptes ! »
Et il y a beaucoup de gens qui disent ça ?
Au niveau du récit, oui ; c’est populaire ! Ce qui ne veut pas dire que c’est réaliste. Parce qu’il y a aussi cette fameuse histoire du lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui a créé les conditions propices à la construction de l’Etat providence en France, en Angleterre et ailleurs. Et cela inspire les gens en Ukraine. Mais la classe ouvrière ukrainienne est susceptible d’exagérer verbalement son engagement, sa volonté de faire la révolution demain. Le récit populaire est plus révolutionnaire que ne le sont les vraies actions des mêmes personnes. Une fois apportées ces précisions, c’est vrai que la rhétorique est bien là.
Cela dit, si on parle de ces changements décisifs des lois sur le travail, cette histoire n’occupe pas les premières pages des journaux. C’est familier pour les militants syndicalistes. Mais la majorité des gens n’est même pas vraiment au courant. De toute façon, même si on leur expliquait aujourd’hui, tout le monde dirait : « ah oui, ça fait chier » ! Mais pourtant ça n’est pas la priorité, parce que la priorité c’est la guerre ; et effectivement, c’est cette hiérarchie des priorités qui joue en faveur du gouvernement.
7. INTERNATIONALISME
Sais-tu si, de façon majoritaire, les résistant.es d’Ukraine ont l’impression d’être seul.es ou pas ? Sais-tu si des liens de solidarité se développent entre la résistance ukrainienne et ailleurs ? En particulier en Russie ? Au Belarus ? Ailleurs dans l’ex-URSS ? De quelle façon ?
L’impression d’être seul.es, oui, ça existe un peu.
Si on commence par l’espace post-soviétique – vu que c’est avec cet espace que la société ukrainienne avait le plus de connexions – le discours assez haineux envers les Russes est très répandu dans la société, ce qui me gêne. Par exemple, l’idée que les Russes ne sont pas des êtres humains, etc. Mais c’est partiellement compréhensible, au vu de l’histoire assez étroite des liens sociaux entre les deux pays. Presque chaque famille ukrainienne a des membres, plus ou moins éloignés, en Russie. Quasiment tout le monde a ces histoires familiales liées à la Russie. Et le sentiment d’abandon a été incroyable au lendemain de l’invasion. Tous ces nombreux cousins, tantes, etc. les ont appelés depuis la Russie pour leur expliquer : « il n’y a pas de bombe (sur l’Ukraine), aucune bombe ; ce sont des mensonges de votre gouvernement nazi ; moi j’ai vu le reportage à la télé, tout est expliqué ». Il y a cet effet – je crois, surtout dû à la presse, à la propagande en Russie – avec le fait que les gens ont préféré faire confiance aux medias de Poutine plutôt qu’à leur propre famille, qui devait s’abriter pour se protéger de ces missiles soi-disant inexistants ! Ce manque de solidarité a été vraiment mal ressenti, et qui a produit cette réaction : « puisque c’est comme ça, pas la peine de garder le contact avec eux ! Plus jamais de la vie ! ».
Et le Belarus, c’est plus ou moins la même chose, parce que c’est aussi un pays très proche. Pendant les premières semaines de l’invasion, on a fait circuler le document adressé par le directeur du service des gardes-frontière ukrainien à son homologue biélorusse, où il disait : « On assiste à l’invasion qui part depuis le territoire du Belarus, donc vous nous avez trahis. Vous personnellement, Monsieur, vous m’avez trahi, contrairement à vos propres paroles, etc. ». Donc c’était très personnel, c’était ressenti comme une histoire de trahison personnelle.
Après, si on parle des liens militants… J’imagine que c’est ça qui t’intéresse ?
Oui. Pas que. Mais c’est surtout ça, oui.
La gauche ukrainienne était surtout proche de la gauche russe, et c’est de nos camarades russes que tout le monde s’attendait à une certaine forme de solidarité, qui s’est produite de manière partielle. Oui, il y a plein de gens assez héroïques, qui lancent des cocktails Molotov sur les bureaux de conscription, qui font dérailler les trains militaires… Certaines histoires sont vraiment touchantes, émouvantes, passionnantes, des trucs héroïques initiés et organisés par des militants individuels parce qu’il n’y a pas de capacité organisationnelle après l’invasion. Le monde militant russe s’est divisé : une partie a quitté le pays ; une autre partie a juste décidé de s’auto-dissoudre parce que dans les nouvelles conditions, c’était carrément impossible de continuer avec les pratiques relativement publiques de vie organisationnelle. Donc ces actes de résistance, de partisans, etc. sont surtout des actes individuels, et souvent ils sont le fait de personnes auparavant impliquées dans aucune sorte de militantisme. Donc pour beaucoup de ces gens qui ont ressenti l’injustice, ce n’était pas un acte politique, mais plutôt un acte individuel, avec cette idée : « au niveau personnel, je ne peux pas faire la paix avec cette réalité autour de moi ».
Il y a cela. Mais c’est vrai que pour la plus grande partie de la société civile ukrainienne, cela ne suffit pas : les gens s’attendaient à une réaction beaucoup plus forte de la part de la société civile russe. Et c’est vrai que malgré le grand nombre de manifestations individuelles…
Et d’arrestations, aussi…
Oui, oui. Suivies par des arrestations. Les premiers jours, c’était un processus « industriel ». Les gens descendaient dans la rue, ils se faisaient arrêter, ils passaient une journée derrière les barreaux, ils payaient une amende, et ils sortaient ; parfois ils recommençaient… La question, c’est : quelle est l’ampleur de la résistance que la société russe peut offrir dans les conditions actuelles ? D’après beaucoup de Russes, il aurait été insensé de s’attendre à quelque chose de plus important. Mais les Ukrainiens s’imaginent que ce n’est pas assez. Et en-dehors de la société civile engagée, politisée à gauche, la société dans un sens plus large, en Russie, est de plus en plus engagée dans la logique de la guerre. Tout le monde n’est pas poutiniste, tout le monde n’est pas pro-guerre ; mais puisque la guerre est déjà la réalité sociale depuis un an, de plus en plus de gens font « la paix avec la guerre ». Ils s’y sont accoutumés, et une des enquêtes sociologiques récentes dit que pour plus de 30% de la population, même si Poutine arrête la guerre demain, ils seront opposés à Poutine parce qu’ils voudront que la guerre continue !… Etre contre Poutine, c’est une position très forte… Mais c’est incroyable à quel point les esprits sont en train de changer.
Pour le Belarus, c’est à peu près la même chose, sauf que pour le Belarus, on n’avait pas beaucoup d’espoir même au début, parce que le régime biélorusse était déjà répressif. Des camarades français m’ont demandé de les mettre en lien avec des syndicalistes biélorusses, mais les derniers syndicalistes biélorusses viennent d’écoper de peines de prison de 20 ou 25 ans. Donc il n’y avait aucune organisation, même avant l’invasion, aucune capacité organisationnelle. En fait, il y a plein de militants libéraux, nationalistes, communistes, anarchistes biélorusses qui s’étaient enfuis en Ukraine avant la guerre. Et beaucoup d’entre eux participent à la résistance actuellement.
Par rapport à l’Occident, c’est une autre histoire. Il n’y avait pas de liens préétablis, donc pas d’espoir a priori, mais une grande attente, avec l’idée : « nous sommes en train de nous battre pour les valeurs – soi-disant – occidentales, etc. ». Les Ukrainiens ne perçoivent pas vraiment les distinctions politiques clivant les sociétés occidentales. Pour eux, il n’y a qu’une Europe ; il n’y a qu’une France, etc. Donc ils s’attendent à un soutien de l’Occident, d’où qu’il vienne. Et c’était une possibilité pour la gauche occidentale de se manifester pour la première fois, d’entrer en contact avec la gauche et la classe ouvrière ukrainiennes pour leur dire : « nous sommes là, bonjour les camarades, etc. ». Partiellement, ça s’est produit. Je suis heureux d’avoir facilité ce contact. Je suis content que ce contact soit une réalité, même partielle. Mais c’est vrai que la majeure partie de la gauche occidentale n’est toujours pas à la hauteur. Et il ne s’agit pas de juger la gauche occidentale pour son manque de réactivité et de solidarité sur le plan moral. Je m’en fous de la morale. Mais pragmatiquement, en pratique, ça empêche la démarche générale, politique, de la gauche, des forces progressistes en Ukraine. Parce qu’on nous dit : voilà les manifestations de solidarité… De qui ? De quoi ? Du gouvernement d’extrême droite polonais. Du gouvernement de droite anglais. Des libéraux comme Biden, Macron, etc.
Et qu’en est-il de la gauche ? Il y a Sarah Wagenknecht… Mélenchon ne fait pas beaucoup de bruit, ça va… Mais la gauche allemande, c’est une catastrophe. Elle organise des manifestations massives qui sont immédiatement rapportées en Ukraine. La société ukrainienne voit ça : « c’est ça, la gauche ? OK, merci beaucoup ! »…
Avec le mot d’ordre : « Pas un char pour l’Ukraine ! »…
Oui, oui. C’est aussi la gauche en Espagne, au Portugal, le gouvernement brésilien aussi. Donc tout ça, ce sont les milieux avec lesquels, internationalement, nous nous identifions normalement, a priori, en tant que gauche ukrainienne. Et là, on est en train de lutter pour gagner une place dans la société après la guerre. Et la position de la gauche occidentale va malheureusement jouer contre nous.
8. L’AIDE HUMANITAIRE ET POLITIQUE
Qu’est-ce qui manque le plus aujourd’hui en Ukraine ? Que faudrait-il que les prochains convois occidentaux apportent en Ukraine, si possible ? A ce niveau, y a-t-il des différences entre les régions ukrainiennes, les manques n’étant pas les mêmes partout ? D’après les retours que tu as, penses-tu que beaucoup d’Ukrainien.nes, parmi la résistance, bénéficient d’une solidarité concrète, qui vient des convois, par exemple ? A quel point est-ce que ça influe sur le moral de la résistance ?

« Livraison de matériel de soutien à la résistance ukrainienne »
Photo : Opinião Socialista – organe du PSTU brésilien
Je ne saurais pas dire grand-chose sur les besoins concrets. Au niveau général, ça fait un moment qu’il y a eu la dernière frappe russe sur les installations énergétiques. Donc désormais, je crois que la crise énergétique est plus ou moins derrière nous, parce que même si les Russes recommencent, le temps va être meilleur, plus doux ; l’hiver est derrière nous. Donc les générateurs, l’équipement électrogène, par exemple, sera moins important, même si ça reste important. Voilà, ce sont mes hypothèses… Mais toujours, les choses banales sont importantes, comme la nourriture, les couvertures, les vêtements etc. Mais aussi les choses d’ordre paramédical et paramilitaire.
Si je me souviens bien, les listes définissant les besoins syndicaux étaient composées surtout de choses comme les garrots, les médicaments pour soigner les blessés civils et militaires, donc tout ce qui est médecine d’urgence ; les moyens de protection individuelle… Ça n’est pas toujours évident pour les camarades occidentaux pour lesquels l’aide humanitaire, c’est surtout des conserves et des manteaux.
Dans les régions les plus touchées par la guerre, il y a besoin de davantage de matériel « extrême », alors qu’ailleurs le matériel requis est plus simple et classique. Donc, tout le monde a besoin de nourriture (vu la chute des revenus), mais il y a des demandes plus spécifiques à l’est.
La solidarité concrète, qui s’est concrétisée par les trois convois, bien sûr qu’elle a été bien ressentie par les camarades, les militantes et militants en Ukraine ! Parce que ce sont elles et eux qui ont accueilli les convois, qui ont reçu et partagé les matériels et les équipements. Il est impossible d’exprimer leur degré de gratitude. Les gens ont été vraiment émus, d’après les rapports, et d’après ce que moi aussi je peux constater sur Zoom, etc. Parce qu’au début, à vrai dire, nous, en tant que gauche un peu expérimentée, on ne s’attendait pas à ces convois-là. Je viens de te dire qu’on était déçus par la réaction de la gauche. Mais cette déception, c’est plutôt la déception de la société ukrainienne au sens large. Nous, nous savions déjà ce que sont Sarah Wagenknecht, Mélenchon, etc. donc on n’avait pas beaucoup d’espoir a priori, mais le fait de monter ces convois, c’est à mon avis quelque chose d’extraordinaire.
Donc ces convois, ils ont été bons pour le moral ? Ils ont créé beaucoup de sentiments de reconnaissance et de satisfaction parmi les militantes et militants en Ukraine, mais la population, au sens large, n’est pas au courant de ça ?
La population au sens large… Ces histoires ne sont pas relayées, elles ne figurent pas en première page des sites les plus lus, c’est vrai.
Donc les journaux n’en parlent pas beaucoup ?…
Pas beaucoup. Ça n’apparait pas dans la presse « normale » nationale, contrairement à la presse de gauche et d’extrême gauche. Par contre on en parle au niveau local. Mais ce n’est pas un type d’histoire qui pourrait intéresser les équivalents ukrainiens du journal Le Monde, je crois. Là, ils s’intéressent plus aux partenariats militaires, etc. Mais ça ne veut pas dire, bien sûr, que les militants s’approprient les biens des convois [rires]…
Il faut espérer !… Mais la question que je me posais, c’est : est-ce que ça a servi à la résistance armée, par exemple aux milices territoriales, etc. Est-ce qu’il y a des choses qui ont été utilisées par les gens qui sont au front ?
Oui. Surtout par les ouvriers syndicalistes qui en bénéficient. Les listes composées par Yuri et par les autres chefs des syndicats indépendants sont très concrètes. Par exemple, on a besoin de 28 gilets pare-balles, parce que nous avons 28 camarades à nous au front. Donc tout est compté d’une manière précise. Donc, ça ne fait aucun doute que beaucoup de militaires ukrainiens qui servent à proximité de Kryvyï Rih ont passé cet hiver grâce aux équipements électrogènes et aux équipements de chauffage, etc. fournis par les convois. Après, la résonnance dans l’espace informationnel, dans l’espace public, c’est plus compliqué. C’est ce que nous, en tant que militants membres de la rédaction du site Commons en Ukraine (commons.com.ua), par exemple, nous essayons de faire : populariser ces choses-là, ces histoires, pour dire : « voilà, nous critiquons beaucoup la gauche occidentale ; mais il y a aussi une gauche occidentale valable ; ce sont nos camarades ». Mais voilà : nous ne sommes pas CNN ! A notre petite échelle, ça a des échos, mais cette échelle est limitée.