Par César Neto et Yves Mwaya Manas, publié dans Opinião Socialista, hebdomadaire du PSTU – Section brésilienne de la LIT-QI – 16/09/2021
La vague de pillage qui a eu lieu en Afrique du Sud en juillet a montré la faillite du modèle de gouvernement tripartite ANC/COSATU/Parti communiste. La gauche en général et la gauche réformiste en particulier tentent de minimiser les événements dans ce pays. Ce texte tentera de montrer : a) que 300 morts montrent à quel point la Nation arc-en-ciel de Mandela est répressive ; b) que l’explosion sous forme de pillages est une expression de la pauvreté des masses ; et c) que le modèle stalinien de révolution par étapes imposé par le Parti communiste, l’ANC et la centrale syndicale COSATU, a échoué. La gauche réformiste et la gauche stalinienne en particulier préfèrent ne pas discuter de la faillite de ce modèle. La bourgeoisie et sa presse grand public, plus réalistes, parlent de la fin d’un cycle. Certains établissent même une relation entre les vingt-sept années de gouvernement ANC/COSATU/PC et les vingt-sept années du gouvernement de Kenneth Kaunda, en Zambie. Il existe de nombreuses similitudes entre ces deux processus : leur origine dans les luttes et leur décadence politique et la répression de ceux qui luttent.
« Actuellement, dans la première quinzaine de juillet, il peut sembler superficiellement que tout est plus ou moins revenu à la normale. En fait, dans les profondeurs du prolétariat comme dans les sommets de la classe dominante, se préparer presque automatiquement le déclenchement d’un nouveau conflit »[1]. TROTSKY
La lutte héroïque contre l’apartheid
Le régime d’apartheid a été instauré en 1948, par le Premier ministre de l’époque et pasteur protestant Daniel François Malan du Parti national. L’apartheid avait un objectif économique clair, dans la mesure où l’industrie sud-africaine arriérée ne pouvait pas rivaliser avec les grandes entreprises capitalistes européennes et où, pour pouvoir y résister un minimum, elle devait réduire ses coûts de production et produire dans des conditions analogues au travail des esclaves. Il était donc nécessaire d’opprimer et de décourager les travailleurs afin de pouvoir les soumettre. L’interdiction faite aux Noirs de fréquenter les places, les hôpitaux et les écoles réservés aux Blancs, ainsi que la criminalisation des mariages interraciaux, faisaient partie de ce système d’oppression-exploitation pour une production à faible coût. La résistance à l’apartheid, imposé en 1948, a commencé dès les premiers jours et a pris de l’ampleur dans les années 1970, 1980 et 1990. La résistance au régime de l’apartheid a inspiré la lutte des militants noirs et du mouvement ouvrier dans le monde entier. Dans les années 80 et 90, les luttes se sont radicalisées avec le déclenchement de grèves générales de masse, de grèves étudiantes, de diverses formes de boycott, d’occupation de terres, etc. Au plus fort de la lutte pour vaincre le régime d’apartheid, plusieurs townships (bidonvilles) sont devenus de véritables zones libérées où l’État n’entrait pas et où la communauté s’auto-organisait pour les tâches d’éducation, de la répartition de la nourriture et des services et de l’autodéfense. Les travailleurs et les jeunes se sont armés pour défendre leurs communautés contre les représentants de l’État sud-africain.
À cette époque, les masses noires, souvent avec le soutien de travailleurs blancs, affichaient une haine contre l’apartheid, contre l’État sud-africain et avançaient à grands pas vers la compréhension de la nécessité de détruire le capitalisme. Il y avait en cours un processus révolutionnaire continu qui effrayait la grande bourgeoisie nationale et étrangère.
Négociation ou approfondissement de la lutte ? Révolution par étapes ou Révolution permanente?
L’énorme pression d’une situation révolutionnaire a forcé le grand capital à ouvrir des canaux de négociation. Est-il correct de négocier, de faire des concessions, de démobiliser lorsque nous sommes à l’offensive ? Cette question a été posée par de nombreux militants. Dans la pratique, les militants s’interrogeaient sur la meilleure voie à suivre : la négociation ou l’approfondissement de la lutte. Sur un plan marxiste plus théorique, il y avait le vieux débat entre la théorie stalinienne de la révolution par étapes ou celle du marxisme révolutionnaire, de la Lettre au comité central de la Ligue des communistes écrite par Marx, les Thèses d’avril de Lénine ou de la Révolution permanente de Trotsky.
La négociation signifiait retirer les travailleurs et les jeunes de la rue, freiner et démobiliser en échange de l’octroi de droits démocratiques.
L’approfondissement des luttes passait par la construction des instances de double pouvoir qui mettait en discussion la fameuse question » qui gouverne ici ? « , les travailleurs ou la bourgeoisie, mais cela passait aussi par le développement de l’armement des ouvriers et des jeunes qui existait déjà dans certains townships. S’agit-il là d’une vision extrémiste? Non. Les travailleurs se battaient depuis 1948 contre l’apartheid et, comme nous l’avons dit plus haut, les années 1980 et 1990 ont été profondément radicales.
La négociation a été imposée au mouvement de masse par les organisations politiques, l’ANC (Congrès national africain), le Parti communiste d’Afrique du Sud et par la centrale syndicale COSATU.
La négociation s’est déroulée grâce à l’utilisation d’un triptyque composé de la cooptation, de la démobilisation et de la démoralisation du mouvement.
Dans le processus de cooptation, des personnalités importantes ont été intégrées dans la négociation. Parmi eux, Thabo Mbeki, qui avait commencé à militer en tant que leader étudiant, avait étudié en Russie et avait ensuite été choisi pour faire partie du comité central du parti communiste ; Jacob Zuma, qui a passé dix ans en prison à Robben Island avec Nelson Mandela ; et le principal leader des mineurs, Cyril Ramaphosa. Ces trois personnalités ont fini par devenir présidents de l’Afrique du Sud. Par coïncidence, Mbeki a perdu le pouvoir et le contrôle de l’ANC au profit de Zuma, et a été contraint de démissionner. Zuma a pris ses fonctions et a été mis en accusation par son propre parti, dirigé par Ramaphosa.
Outre ces trois personnages importants qui ont accédé à la présidence de la République, d’innombrables autres dirigeants ont été cooptés dans différents types d’organes de contrôle politique et syndical des travailleurs, qui étaient alors en lutte.
La conséquence de cette cooptation a été la démobilisation, le retrait des travailleurs de la rue et le contrôle sur les organes indépendants qui avaient été construits. Et en cooptant et en démobilisant, il a été possible de tromper les travailleurs et les jeunes avec la promesse d’une nation arc-en-ciel.
Le premier acte majeur de démobilisation a été l’assassinat de Chris Hani, chef du parti communiste d’Afrique du Sud et chef de cabinet d’uMkhonto we Sizwe , le bras armé du Congrès national africain (ANC). Il a été assassiné par Janusz Waluś , un immigrant polonais, membre de l’organisation d’extrême droite AWB (Afrikaner Weerstandsbeweging -Mouvement de résistance afrikaner). L’assassinat de Chris Hani a provoqué un émoi national et est survenu à un moment fort des luttes contre l’apartheid. Le corps de Hani a été pleuré au stade de la First National Bank à Soweto. Les bus, les taxis et tout autre véhicule ont été confisqués lors de tentatives de déplacement entre le stade et le lieu d’inhumation. Lors de la veillée nocturne organisée à la mémoire de Hani, des foules composées de jeunes noirs mirent le feu aux maisons voisines et attaquèrent les voitures qui passaient[2].
Au moins deux personnes sont mortes dans ces troubles. Dans l’une des maisons incendiées, un homme blanc, membre de la direction de l’AWB, a été brûlé vif. Et presque tous les grands centres urbains d’Afrique du Sud ont été pillés par des foules en colère. Cela s’est produit lorsque le pays était encore sous la présidence de Frederick de Klerk, du Parti national. Nelson Mandela, principale figure de l’opposition, mais qui négociait déjà avec le régime d’apartheid, est passé à la télévision pour déplorer la mort de Chris Hani, demander le calme et dire aux gens de rester chez eux et de prier pour l’âme de Chris Hani.
L’affaire Chris Hani est un exemple de démobilisation avec un parti pris politique. Cela a revêtu d’autres formes, par exemple en vidant et en détruisant les organisations populaires, de jeunesse ou syndicales.
Dans le cas des syndicats, il y a eu une politique délibérée de vidage des entités syndicales via l’institution du NEDLAC. En 1994, au début du gouvernement de Nelson Mandela, le Conseil national du développement économique et du travail (NEDLAC, National Economic Development and Labour Council) a été créé. La fonction du NEDLAC[3], entre autres, était de « promouvoir la croissance économique et de rechercher un consensus et un accord sur la politique sociale et économique « [4]. Autrement dit, sa fonction première était de rechercher un consensus entre les patrons, les employés et le gouvernement, et de parvenir à des accords sur les questions de travail.
Dans un premier temps, étant donné le rapport de forces favorable à la classe ouvrière, le gouvernement a voté dans cet organe tripartite avec les travailleurs. C’était le consensus entre les travailleurs et le gouvernement, et auquel les hommes d’affaires se sont « soumis ». Au fil du temps, le gouvernement s’est progressivement rangé du côté des hommes d’affaires. Le NEDLAC étant le fruit d’une loi, désobéir à ses décisions est une infraction, un crime.
Ainsi, aujourd’hui, avant de faire la grève, il faut d’abord rechercher le consensus. De cette façon, des mois et des années s’écoulent sans qu’un consensus ne soit atteint. Si une grève n’est pas « autorisée » par le NEDLAC, il s’agit d’une grève illégale. En mai 2020, une grève des travailleurs de Volkswagen[5] protestant contre la contamination par le Covid 19 a été jugée illégale et les militants ont été licenciés. Pour procéder au licenciement, Volkswagen a eu recours à la loi soutenant le NEDLAC et les travailleurs ont été accusés d’être radicaux pour ne pas avoir recherché le consensus.
Ainsi, avec cette répression légalisée par le Conseil national pour le développement économique et le travail, l’incroyable mouvement syndical des années 80 et 90 a été contrôlé, vidé et réprimé.
1994 : l’occasion manquée
Le Congrès national africain (ANC), le Parti communiste et la centrale syndicale COSATU sont arrivés au pouvoir lors des élections présidentielles de 1994, soutenus par une longue trajectoire de lutte, de formation de cadres, d’insertion dans les luttes sociales, mais surtout, par leur poids énorme parmi les masses.
Lors du congrès de 1955 de l’ANC, le document intitulé Freedom Charter (Charte de la liberté) a été approuvé, qui défendait la nationalisation des mines, des banques et de l’industrie monopolistique comme suit. « Le peuple partagera les richesses du pays !. La richesse nationale de notre pays, l’héritage de tous les Sud-Africains, sera rendue au peuple ; la richesse minérale du sous-sol, les banques et l’industrie monopolistique seront transférées à la propriété du peuple dans son ensemble ; toutes les autres industries et le commerce doivent être contrôlés pour aider au bien-être du peuple ; tous les gens ont des droits égaux de commercer où ils veulent, de fabriquer et d’entrer dans toutes les entreprises, tous les métiers et toutes les professions. »
L’étapisme stalinien du parti communiste et de l’ANC s’est présenté clairement dans le programme de reconstruction et de développement (RDP) dès 1994. Dans l’introduction du RDP, Mandela déclare : « … nous sommes sur le point d’assumer les responsabilités du gouvernement et nous devons aller au-delà de la Charte pour mettre en place un véritable programme de gouvernement. Ce document RDP est une étape essentielle dans ce processus. Il représente un cadre cohérent et viable bénéficiant d’un large soutien ». Comme le dit Mandela lui-même dans l’introduction, « il s’agit d’un cadre cohérent, viable et bénéficiant d’un large soutien », échangeant ainsi le nationalisme contre des tâches démocratiques, en tant que première et étape d’une durée indéfinie. « Le RDP est un cadre de politique socio-économique intégré et cohérent. Il vise à mobiliser l’ensemble de notre peuple et les ressources de notre pays pour l’éradication définitive de l’apartheid et la construction d’un avenir démocratique, non racial et non sexiste. » (Point 1.1.1 du RDP). Ainsi, avec le RDP, la souveraineté sur les minerais a été échangée contre « la construction d’un avenir démocratique, non racial et non sexiste« .
En moins de deux ans de gouvernement, le parti communiste et l’ANC ont montré quelle était leur véritable politique économique. La phase des conquêtes démocratiques et de la « structure cohérente, viable et bénéficiant d’un large soutien », selon les termes de Mandela, s’est transformée en un plan néolibéral avec l’application du plan GEAR (Growth, Employment and Redistribution – Croissance, emploi et redistribution). Le GEAR (engrenage en anglais) mettait l’accent sur l’austérité budgétaire et la réduction du déficit en ramenant la fiscalité et les dépenses à des proportions fixes du PIB. Grâce au GEAR, les priorités macroéconomiques déclarées du gouvernement sont devenues l’inflation, la déréglementation des marchés financiers, la réduction des droits de douane et la libéralisation du commerce, ainsi que la limitation des dépenses publiques. Un plan néolibéral né des entrailles de l’étapisme stalinien.
L’ouverture de l’économie et la désindustrialisation
Une partie des négociations impliquant l’ANC/Parti communiste et la grande bourgeoisie nationale et impérialiste portait sur l’ouverture de l’économie aux produits importés. Ainsi, le régime démocratique bourgeois naissant dirigé par Mandela a accepté les contraintes impérialistes, tout comme les gouvernements néolibéraux de Menen en Argentine, de Collor au Brésil, entre autres gouvernements de la même époque. En conséquence de ce processus[6], l’industrie nationale n’a pas été en mesure de faire face à la technologie étrangère et n’a même pas pu être compétitive en intensifiant l’exploitation des travailleurs et en utilisant une main-d’œuvre semi-esclave comme à l’époque de l’apartheid. La radicalisation des travailleurs ne permettait pas une telle attaque. Le résultat de ce processus a été que l’industrie nationale a fermé ses portes ou a directement fait faillite, désindustrialisant le pays, augmentant le chômage, qui était déjà très élevé. Avec la désindustrialisation, l’exploitation minière, totalement contrôlée par les entreprises impérialistes, est devenue le centre de l’économie du pays. En d’autres termes, l’impérialisme contrôle aujourd’hui l’économie bien plus qu’il ne le faisait à l’époque de l’apartheid.
L’impérialisme ne pardonne pas : la stratégie des mineurs en Afrique
Il n’y a aucun doute sur le rôle de l’impérialisme dans cette phase de décomposition du capitalisme. Son contrôle politique, économique et militaire est gigantesque. Pour cette raison, nous ne pensons pas que l’on puisse faire une révolution par étapes. Ou, comme le disent les staliniens, les castristes et les chavistes, d’abord conquérir et consolider les droits démocratiques, puis passer aux questions économiques.
Cette politique étapiste, a conduit le stalinisme qui avait le contrôle du mouvement de masse, à travers l’ANC et la COSATU à accepter et à appliquer patiemment la politique de la Banque mondiale, appelée la Stratégie des mineurs en Afrique[7]. La stratégie des mineurs en Afrique, s’est attaquée à deux questions centrales : a) la souveraineté sur les ressources naturelles et b) la fin de l’exploitation de ces ressources par des entreprises publiques. Quiconque a l’occasion de lire le document de la Banque mondiale verra qu’il a été appliqué à la lettre pendant les vingt-sept années de gouvernement du parti communiste et de l’ANC. Le document a imposé : a) de poursuivre les programmes d’ajustement économique pour payer la dette ; b) que les gouvernements définissent clairement leurs stratégies de développement minier. Le secteur privé doit prendre la tête du mouvement ; c) que les incitations pour les investisseurs du secteur minier soient clairement définies dans la législation sur les investissements ; d) que la fiscalité minière tienne compte des niveaux d’imposition en vigueur dans d’autres pays miniers afin de maintenir ou d’établir la compétitivité de l’industrie nationale ; e) que la législation minière réduise le risque et l’incertitude pour les investisseurs potentiels et garantisse un accès facile aux licences de prospection et aux concessions minières ; f) que les institutions gouvernementales abandonnent les fonctions opérationnelles et de marketing ; et g) qu’elles contrôlent l’exploitation minière artisanale.
La dette publique impayable
Les énormes mobilisations contre l’apartheid depuis les années 1970 s’amplifiaient de jour en jour et mettaient en danger l’existence du régime sud-africain ainsi que l’Afrique du Sud capitaliste elle-même. Au-delà de la lutte interne, dans le même temps, le rejet international du régime ségrégationniste raciste s’amplifiait. En 1976, l’Assemblée générale des Nations unies a voté la résolution 31/33, dans laquelle elle exhortait les banques à ne pas fournir d’aide financière au gouvernement de la minorité blanche et étendait la recommandation à tous les États de cesser les nouveaux investissements et les prêts financiers à l’Afrique du Sud.
Le régime, tout en exerçant une répression interne, s’est également attaqué aux pays voisins dans leur lutte anticoloniale, notamment l’Angola, la Namibie et le Mozambique. À cette fin, au milieu du blocus imposé par l’ONU, il était nécessaire d’acheter des armes et des munitions, de fournir une formation, une assistance et de faire de l’espionnage. Vendues au marché noir, les armes ont vu leur prix augmenter de 25 à 30 %.
Même avec le blocus imposé, de nombreuses banques ont prêté de l’argent à l’Afrique du Sud. Nous pouvons donc dire que la dette publique sud-africaine est a) une dette odieuse, car elle a été créée pour acheter des armes et réprimer les gens à l’intérieur et à l’extérieur du pays ; b) une dette illégale, car elle a été créée à l’époque du blocus imposé par l’ONU, lorsque les transactions commerciales et financières avec l’Afrique du Sud étaient interdites tant que l’APARTHEID serait en vigueur ; et c) une dette illégitime, car elle a été créée pour favoriser un secteur (l’apartheid) et contre les intérêts de ceux qui ont lutté contre l’apartheid et le colonialisme.
Bien qu’elle soit odieuse, illégale et illégitime, le gouvernement arrivé au pouvoir en 1994 a accepté de payer cette dette.
La pauvreté en Afrique du Sud est la conséquence du vol des ressources naturelles et d’une dette insoutenable.
Après vingt-sept ans de gouvernement de l’ANC/PC et de la centrale syndicale COSATU, en appliquant la théorie stalinienne consistant à conquérir d’abord la démocratie et à aller ensuite de l’avant, nous devons faire un bilan très sérieux de la politique minière, de la politique face à la dette publique, parce que les conditions de vie de la classe ouvrière n’ont pas progressé. À bien des égards, elles se sont aggravées.
Les travailleurs ont perdu tous leurs droits, leurs retraites, le chômage a augmenté et s’ils veulent se battre, ils doivent d’abord demander la permission au Nedlac. Et dans ce cadre, ils ont vu leurs directions syndicales être domestiquées et détruites. La majorité de la classe ouvrière vit dans de grandes townships sans eau ni égouts.
L’éducation n’est plus gratuite. Toutes les écoles, à tous les niveaux, sont payantes. Un diplôme de droit à l’université du Cap coûte 70 000 rands par an et un travailleur gagne au maximum 48 000 rands sur la même période. Les salaires des enseignants sont payés en partie par l’État et en partie par les étudiants. Le gouvernement s’est complètement désengagé de l’éducation et de la santé également.
Et pour finir, la démoralisation
La mise en œuvre de l’étapisme stalinien, au moment même où les masses étaient en pleine effervescence, a sans aucun doute constitué une trahison de l’ANC et du parti communiste. Les mesures de préservation et d’expansion de l’exploitation minière par les sociétés transnationales, le paiement de la dette, les politiques néolibérales de désindustrialisation, de flexibilisation des droits des travailleurs et de réduction des dépenses de santé et d’éducation, appliquées sur vingt-sept ans, sont la première et la dernière raison du chômage, de la pauvreté et de la mort par Covid.
Comme nous l’avons dit plus haut, la sortie négociée s’est faite par l’utilisation du triptyque composé de la cooptation des combattants et des militants, et une fois qu’ils étaient dans la structure du pouvoir, ces cooptés ont voulu détourner toutes les tentatives de mobilisation. La démoralisation est venue tout au long de ces vingt-sept années de gouvernement de l’ANC, du parti communiste et de la centrale syndicale COSATU.
La cooptation a permis à ces militants de s’élever socialement. Ramaphosa, l’actuel président, a été un leader étudiant, un dirigeant important du syndicat des mineurs et est même devenu un directeur de la société britannique London Mining (Lonmin). Et plusieurs sont devenus des petits bourgeois ou directement des bourgeois. Cet assaut contre les structures de l’Etat et l’enrichissement est visible pour tout observateur attentif. Mais même ceux qui ne suivent la politique qu’à travers les grands médias finissent par découvrir que les principaux dirigeants sont impliqués dans la fraude, le vol et la corruption.
Ainsi, cette avant-garde qui a vaincu l’apartheid, qui a subi toutes sortes de persécutions, qui a été exilée, qui a passé de longues années en prison, a fini par capituler devant le processus de cooptation. La cooptation n’est pas un problème moral, c’est un problème politique. Un problème politique, puisqu’ils ont clairement mis en œuvre la conception stalinienne de révolution par étapes, qui a abouti à troquer la Charte de la liberté pour le RDP, le GEAR et une série de politiques économiques qui sont à la base du désastre économique et social que connaît l’Afrique du Sud.
Nous savons tous que dans les luttes, il y a plusieurs facteurs à prendre en compte. Dans le cas spécifique des travailleurs, nous devons examiner le rôle de leurs dirigeants. Et cette direction, l’ANC, le parti communiste et la centrale syndicale COSATU, se sont eux-mêmes discrédités. Ils ont consciemment agi pour que le peuple quitte les rues et rentre à la maison afin de garantir la gouvernabilité ou la « paix sociale » dont la bourgeoisie a tant besoin. Et ils ont consciemment agi pour coopter, démobiliser et démoraliser.
L’explosion du mouvement de masse. Et ce n’est que le premier acte
La COSATU, qui est la principale organisation syndicale du pays, fait partie du gouvernement. Les autres organisations, en particulier NUMSA et SAFTU, sont des ruptures de gauche avec la COSATU, mais étant de telles ruptures, elles portent les marques du vieux syndicalisme sans participation de la base et contrôlé par des dirigeants qui ont été éduqués par les anciens cadres staliniens sur la base des privilèges, de l’autoritarisme et de la conciliation de classe.
Ainsi, la colère et la rage des travailleurs ne recèlent pas une forme organisationnelle qui les unisse, qui discute d’un plan de luttes et d’un programme à réaliser.
Un fait extérieur à la vie quotidienne des travailleurs a fini par servir de détonateur. La lutte interne au sein du bloc ANC-PC-COSATU a conduit un secteur, dirigé par l’ancien président Zuma, à organiser quelques petits pillages afin de faire pression sur l’autre faction. Cela aurait pu être une bonne tactique, n’eût été la situation désespérée dans laquelle vivent les masses du pays. Immédiatement, les escarmouches de Zuma se sont transformées en un formidable mouvement social, avec le pillage des grands supermarchés, des centres commerciaux, des magasins et des camions de marchandises. La réaction de l’État sud-africain a été la même que sous l’apartheid : plus de 300 morts.
Mais ce n’était que le premier acte. Les masses ont déjà démontré leur force et retourneront dans les rues. Ou comme Trotsky l’a dit en France en 1936 : « il peut sembler, à regarder les choses superficiellement, que tout est plus ou moins rentré dans la norme. En fait, dans les profondeurs du prolétariat comme dans les sommets de la classe dominante, se prépare presque automatiquement le déclenchement d’un nouveau conflit. »
Pillages : vol ou expropriation ?
Du point de vue des luttes ouvrières, il y a beaucoup de polémiques sur les pillages. Il y a ceux qui reconnaissent que les luttes spontanées ne servent pas à organiser la classe ouvrière et ne les défendent donc pas. Et il y a ceux qui se placent dans le camp de la classe ouvrière et reconnaissent les pillages comme une forme de lutte juste. Mais c’est une polémique entre nous, nous qui luttons au coude à coude avec les travailleurs.
Il existe une autre polémique qui considère que si toutes les marchandises sont le fruit du travail, dont la bourgeoisie s’approprie, le pillage n’est rien d’autre que l’expropriation de ce qui appartenait déjà à la classe ouvrière. La bourgeoisie qui profite de l’appropriation du travail d’autrui ne peut que dire que c’est du vol.
Le parti communiste dit que c’est du vol et que cela doit être criminalisé.
Le PC, par le biais du Comité exécutif provincial de Gauteng, s’est clairement prononcé contre le pillage et pour la défense de l’ordre capitaliste. La déclaration, publiée les jours des pillages, est très claire : [Le Comité exécutif de Gauteng] « a décidé à l’unanimité de condamner la violence et les pillages en cours dans les termes les plus forts possibles. En tant que PCAS de Gauteng, nous considérons que ces actes de criminalité et de sabotage économique font partie d’une contre-révolution bien coordonnée. « [8]
Dans une autre déclaration, le Parti communiste d’Afrique du Sud, membre du gouvernement tripartite, défend ouvertement la répression qui a entraîné la mort de 300 personnes. Le jour où il a fait sa déclaration, selon eux, il y avait 72 morts. En d’autres termes, la mesure qu’ils préconisaient a entraîné 220 décès supplémentaires. La déclaration parle d’elle-même :
« Les responsables des meurtres, des autres actes de violence, des destructions, des pillages et des violations des droits de l’homme qui y sont associées doivent être tenus pour responsables. La suprématie de notre constitution et, sur la base de celle-ci, l’État de droit doivent être protégés et défendus. C’est dans ce contexte que les mesures annoncées par le gouvernement pour assurer la sûreté et la sécurité des citoyens respectueux de la loi et des autres ressortissants en Afrique du Sud, tout en prenant des mesures pour que les responsables rendent des comptes, ont été largement saluées par les Sud-Africains épris de paix. L’État doit renforcer son intervention conformément à son mandat constitutionnel pour mettre fin à la violence, au pillage, à la destruction et au sabotage avec effet immédiat« [9].
Il est nécessaire de se préparer aux luttes à venir
Les travailleurs, notamment les chômeurs, les jeunes et les habitants des quartiers pauvres sont allés se battre en dehors de leurs organisations. Ils n’ont pas attendu la COSATU, le Numsa ou le Saftu et sont allés se battre. Il est vrai qu’ils ont souvent été pris pour des lumpens au service de Zuma, mais cela n’invalide pas leur volonté de se battre. Plus que tout, ils ont montré que lorsqu’ils descendent dans la rue, ils font peur au gouvernement et à la bourgeoisie.
Les besoins n’ont manifestement pas été satisfaits, car dans ce processus, on a vu quelle était la plus grande de toutes les faiblesses : l’absence d’un programme et d’une direction qui transformerait la radicalisation en victoire.
La bourgeoisie et le gouvernement préparent la contre-attaque. Ce ne sera pas contre Zuma. Ce sera contre les pauvres. Les premiers actes ont été l’invasion – sans ordonnance du tribunal – des maisons modestes dans les townships et toutes les marchandises trouvées sans justification fiscale ont été collectées et rendues à la bourgeoisie. La deuxième mesure est la vague d’arrestations et de criminalisation des affamés, avec le soutien explicite du parti communiste.
Les masses comptent leurs morts, mais elles sont aussi fières de leurs actes de rébellion et de bravoure. Les masses se sentent au moins semi-victorieuses. Elles répètent sûrement le vieux refrain chanté depuis l’époque de l’apartheid : « la lutte continue ! »
Mais pour que « La lutte continue », il est nécessaire de vaincre les organisations actuelles, notamment l’ANC, le PC et la COSATU. Il est nécessaire d’aider la classe ouvrière, la jeunesse et les pauvres, dans la construction d’un programme anti-impérialiste et anti-capitaliste. Un programme en totale opposition avec ce qui a été appliqué au cours des vingt-sept dernières années. En plus du programme, il est également nécessaire de construire des organisations syndicales et politiques qui appliquent ce programme. Nous, de la Ligue internationale des travailleurs, nous nous tenons, très modestement, aux côtés de ceux qui veulent construire le programme et l’organisation politique à cette fin.
[1] LEON TROTSKY – Où va la France https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ouvalafrance.pdf
[2] THE DEATH OF CHRIS HANI: AN AFRICAN MISADVENTURE https://omalley.nelsonmandela.org/omalley/index.php/site/q/03lv02424/04lv03370/05lv03422.htm
[3] http://www.labour.gov.za/national_economic_developmnt_and_labour_council
[4] https://nedlac.org.za/wp-content/uploads/2020/11/Nedlac-Protocols.pdf
[5] https://litci.org/en/german-government-and-volkswagen-populism-and-repression-in-the-south-african-pandemic/
[6] África: nacionalizar e estatizar a produção mineral para poder viver. https://litci.org/pt/africa-nacionalizar-e-estatizar-a-producao-mineral-para-poder-viver-2/
[7] The International Bank for Reconstruction and Development/ The World Bank . Strategy for African Mining – Washington/DC – 1993
[8] https://www.sacp.org.za/content/sacp-gauteng-calls-its-red-brigade-members-and-people-defend-our-hard-won-democracy
[9] https://www.sacp.org.za/content/sacp-expresses-its-message-heartfelt-condolences-families-lost-their-loved-ones-because