mar Jan 14, 2025
mardi, janvier 14, 2025

La France s’enflamme

Nous avons interviewé Michaël Lenoir, militant de la Ligue internationale des travailleurs-Quatrième Internationale en France, pour comprendre ce qui se passe dans le pays ces jours-ci – après le brutal assassinat de Nahel, 17 ans – et pour faire le point sur les mobilisations contre la loi sur les retraites.

Propos recueillis par Fabiana Stefanoni

Michaël, quelle est la situation en France ces jours-ci, et que s’est-il passé exactement entre Nahel et la police ?

Suite à l’assassinat brutal de ce jeune homme, un vaste mouvement de protestation se met en place, particulièrement dans les banlieues. Les contrôles de police sont de plus en plus fréquents et, en vertu d’une loi de 2017, les policiers peuvent utiliser des armes en cas de refus d’obtempérer. Cette loi a entraîné une augmentation du nombre de meurtres commis par la police. Ce qui s’est passé renvoie aussi au fait qu’il y a beaucoup de gens en France, notamment dans les banlieues pauvres, qui conduisent sans permis, alors qu’en France il est très difficile d’en obtenir un et de le garder sans perdre tous ses points, et aussi à cause des dépenses induites. Or, les pauvres ont besoin d’une voiture pour aller travailler. Il y a beaucoup de jeunes qui utilisent une voiture sans permis de conduire : c’est un phénomène très répandu dans les banlieues.

J’ai enseigné pendant 13 ans dans des quartiers populaires, où il y a beaucoup de jeunes immigré.es et d’enfants d’immigré.es, qui sont depuis toujours victimes de l’oppression et du racisme. Mais depuis l’époque de Sarkozy, une politique particulièrement agressive a été engagée à l’égard de ces jeunes et la police adopte une attitude raciste, et une grande partie des policiers sont des partisans de Le Pen. De nombreux flics ont une attitude agressive, provocatrice, tendant à l’humiliation des jeunes immigré.es dans les quartiers populaires, et usent abondamment de la violence.

Pour se faire une idée, il faut savoir que dans ces quartiers, il y a des policiers qui, pour provoquer, réclament, parfois des dizaines de fois, la carte d’identité d’une même personne. C’est pourquoi un sentiment de haine envers ces policiers racistes et arrogants se répand, notamment chez les jeunes, qui n’hésitent parfois pas à affronter les forces de l’ordre. En outre, le gouvernement mène une politique économique très dure à l’encontre de ces secteurs populaires, en particulier à l’encontre des personnes immigrées. Le bras armé de l’État bourgeois se dresse, de manière autoritaire, pour défendre ces politiques. Les contrôles policiers sont permanents, ce qui exaspère ces secteurs pauvres. Il faut ajouter que chaque année, avec ces contrôles, le nombre de personnes tuées par la police augmente ; il y a ainsi eu 13 morts pendant l’année 2022.

Je pense que vous avez vu la vidéo : les deux policiers ont arrêté la voiture et l’un d’eux a dit à l’autre « bute-le ». On peut imaginer que cela a effrayé le jeune homme, qui a tenté de s’enfuir et a été mortellement touché. La version officielle est que les policiers ont tiré en état de légitime défense, mais malheureusement pour eux, une dame a tout filmé et on voit exactement le contraire : les deux policiers étaient à côté de la voiture et on entend clairement l’un d’eux dire à l’autre : « bute-le ». La presse et les médias bourgeois ont d’abord expliqué qu’il s’agissait d’un acte de légitime défense de la part de la police, quelqu’un a même prétendu que ce jeune homme était connu pour des cas de violence antérieurs : un véritable mensonge raciste.

Des images de manifestations et d’émeutes nous parviennent dans le monde entier, que peux-tu nous dire à ce sujet ?

La nouvelle de la mort du jeune homme s’est répandue mardi. Les médias ont diffusé la version officielle – celle de la « légitime défense » – mais cette version était très difficile à soutenir compte tenu de la vidéo qui était diffusée. Le gouvernement, manifestement en difficulté, a réagi avec moins d’arrogance que d’habitude. Face à la vidéo de l’assassinat, tant Macron que les autres représentants des institutions ont déclaré qu’il fallait vérifier soigneusement ce qui s’était passé (!). Dès le premier soir, des affrontements ont eu lieu, qui se sont amplifiés et radicalisés les jours suivants. Des affrontements avec la police ont eu lieu dans de nombreux quartiers populaires, des jeunes utilisant des cocktails Molotov et d’autres engins improvisés contre des cibles symboliques, telles que des commissariats, des camionnettes de police (dans une ville, ils ont brûlé toutes les voitures de la police municipale, qui s’est retrouvée sans aucune bagnole…), des bus, des mairies, des écoles, etc. De nombreux quartiers ont été incendiés, plusieurs supermarchés attaqués. Il s’agit d’une véritable révolte populaire.

La répression du gouvernement s’intensifie. Il y a beaucoup d’arrestations, probablement aussi des mauvais traitements et des actes de violence gratuits, un manifestant a perdu un œil. La situation dans le pays est telle que de nombreuses villes sont touchées par des incendies. L’état d’urgence n’a pas encore été proclamé, comme le réclament certains secteurs de droite, mais Macron a décrété le blocage des transports après 21 heures et les journaux télévisés ont annoncé qu’au moins 45 000 policiers et gendarmes avaient été mobilisés. Il est probable que les mesures répressives seront renforcées. Il s’agit d’une révolte spontanée, qui n’a pas de direction politique, contrairement à ce que prétendent le gouvernement et des secteurs de droite.

Est-il possible que ces protestations convergent avec les mobilisations contre la loi sur les retraites ?

L’idéal serait une union des différentes luttes, mais il faut dire les choses telles qu’elles sont : la situation actuelle ne permet pas d’atteindre facilement cet objectif. Ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est qu’aujourd’hui les conditions sont meilleures que par le passé pour une convergence possible de ces protestations ; par rapport à 2005, quand il y a eu la grande révolte dans les banlieues, parce qu’à l’époque les organisations ouvrières et la gauche étaient hostiles à ces révoltes. Mais aujourd’hui, de larges secteurs du mouvement ouvrier et des organisations de gauche ont une meilleure compréhension de ces évènements. Évidemment, nous verrons comment elles se développeront.

A Nanterre, il y a eu une manifestation très suivie. Les syndicats n’ont pas appelé à la grève mais la participation a été très importante. Il faut noter que les médias ont un discours scandaleux, raciste, ils s’en prennent toujours aux jeunes : ils représentent les intérêts de la bourgeoisie et ne disent rien de ce que ces jeunes subissent au quotidien.

L’hostilité contre le gouvernement et contre Macron grandit dans les masses. Le problème est que nous n’avons pas de parti révolutionnaire avec une influence de masse qui pourrait favoriser la convergence des luttes. Mais des situations intéressantes continuent de se produire, ce qui indique une tendance positive. Par exemple, il y a eu très récemment une interdiction des Soulèvements de la Terre, un vaste regroupement d’organisations qui luttent contre l’accaparement privatif de l’eau, qui défendent les territoires, qui luttent contre le changement climatique, etc. Lors d’une des manifestations, toutes les personnes qui sont intervenues ont appelé à faire converger leurs luttes avec celles contre les violences policières et ont exprimé leur solidarité avec la famille de Nahel, et beaucoup se sont rendu.es à Nanterre pour manifester. Il y a une possibilité objective de faire converger les luttes des travailleurs/ses contre les oppressions, les luttes pour la défense de l’environnement, etc.

Tu as parlé du mouvement ouvrier. Prenons un peu de recul, comment s’est passée la journée de grève du 6 juin ? Les médias ont parlé d’une baisse drastique de la mobilisation, est-ce vraiment le cas ?

La mobilisation du 6 juin a été plus faible que lors des précédentes journées de grève nationale, mais cela ne veut pas dire qu’elle a été insignifiante. Les syndicats ont déclaré au moins 940 000 manifestants dans tout le pays (300 000 rien qu’à Paris), même si la police tente toujours de réduire les chiffres, souvent de manière ridicule. Certes, c’est moins que les plus de trois millions de la fin du mois de mars, mais ce sont des chiffres significatifs. En même temps, il ne fait aucun doute qu’il existe une situation de reflux, qui est le résultat de la politique menée par les directions syndicales. Il est important de noter que dans les manifestations du 6 juin, notamment à Paris, nous avons vu des franges importantes de militants qui n’ont absolument pas l’intention de baisser les bras et d’accepter la « réforme » des retraites de Macron. Ils veulent continuer à se battre pour l’obliger à la retirer. Beaucoup le pensent, surtout dans les secteurs des travailleurs/ses qui ont organisé des grèves prolongées et des occupations d’usines.

Le problème est que les directions syndicales, après les grandes manifestations de masse du 1er mai, ont attendu plus d’un mois avant de proclamer une nouvelle journée de lutte. En fait, cela a provoqué une démobilisation partielle, notamment parce qu’entre-temps, le gouvernement publie les décrets d’application de la loi, qui devrait entrer en vigueur au début du mois de septembre. Le gouvernement ne cesse de dire qu’il faut maintenant passer à autre chose, ce qui signifie pour lui passer à d’autres attaques.

Il faut ajouter que les actions radicales ont été moins nombreuses le 6 juin que par le passé, même si cette fois encore elles ont eu lieu. Ainsi, à Paris, un groupe d’activistes a pris d’assaut le siège du Comité d’organisation des Jeux olympiques de 2024. Il y a également eu de nombreux affrontements entre manifestants et policiers, avec la répression policière habituelle. Un événement a fait beaucoup de bruit, notamment sur les réseaux sociaux : à Toulouse, une jeune manifestante d’une vingtaine d’années a perdu connaissance et a été traînée sur plusieurs mètres dans la rue par la police… alors qu’elle était inconsciente ! La police n’a même pas permis à un médecin du syndicat Solidaires de s’approcher d’elle pour l’ausculter. Il a été violemment repoussé. La police française compte un pourcentage élevé de sympathisants d’extrême droite : c’est un appareil qui doit être totalement détruit.

Quel bilan peut-on tirer de l’action des directions syndicales ?

Je pense que la meilleure façon de comprendre l’action des directions syndicales est d’écouter les déclarations des dirigeant.es syndicaux/ales eux/elles-mêmes. Par exemple, le secrétaire général d’un syndicat catholique a déclaré que son syndicat n’avait jamais connu une telle mobilisation de ses militant.es et que, pour cette raison, il est grave que le gouvernement « ne les écoute pas ».

Le secrétaire général de la CFDT [l’une des plus grandes et en même temps des plus rétrogrades centrales syndicales, ndlr] s’est félicité dans une interview de ce que, grâce à ces mobilisations, le nombre de ses adhérent.es ait augmenté de 43.000 nouveaux membres. En fait, ils raisonnent comme des commerçants, ne pensant qu’à accroître leur nombre d’adhérent.es sans rien dire de la mise en œuvre en cours de la « réforme » des retraites. Il a déclaré avec satisfaction que « la force du syndicat a été démontrée »… même si les travailleurs devront travailler deux ans de plus avant de prendre leur retraite !

La principale dirigeante de la CGT a déclaré que « la mobilisation ne s’arrêtera pas » contre la réforme des retraites » mais a ajouté que maintenant, il faut « gagner des avancées concrètes », faisant référence à la nécessité de reporter l’attention sur d’autres revendications (salaires, etc.). Une manière d’entériner la défaite sur la question des retraites. De plus, le pire est qu’il n’y a aucune « avancée concrète » qui puisse être obtenue pour le moment : le gouvernement et les patrons se préparent à donner de nouveaux coups très durs aux travailleurs/ses.

En même temps, il y a beaucoup de colère notamment parmi les syndiqué.es qui se sont battu.es durement, ont perdu de nombreux jours de salaire dans la grève, ont investi beaucoup d’énergie dans la bataille, avec des blocages, des occupations, etc… et les dirigeants syndicaux tergiversent, comme ils l’ont fait après le 1er mai, en attendant le 6 juin pour relancer la mobilisation. Même la confédération syndicale la plus à gauche, Solidaires, considère désormais que la ratification de la loi sur les retraites est acquise : elle souligne que ce qui s’est passé n’est pas vain, mais elle parle de « dernière étape » de la mobilisation. Il convient toutefois de noter que le mécontentement et la colère sociale sont loin d’avoir épuisé leurs effets.

Tout compte fait, on peut dire que les travailleurs/ses reçoivent une leçon, à savoir que les directions syndicales ne sont pas fiables et ne pensent qu’à leurs propres intérêts. Il était nécessaire d’organiser une grève illimitée : il y avait une possibilité concrète de vaincre et même de chasser Macron. Il suffit de penser à l’immobilisme des directions face aux grèves dans le secteur pétrolier. Macron, quant à lui, fait preuve d’une grande détermination : il n’a aucun scrupule, il est prêt à tout pour garder le contrôle politique.

Le même constat peut être fait pour les directions politiques : la France Insoumise (LFI) se positionne en faveur d’une 6e République et pense donc aux élections de 2027. Le NPA « Canal historique » dit vouloir construire urgemment une alternative anticapitaliste, mais il juge assez favorablement l’action de l’Intersyndicale et vise bien plus la préparation d’une alliance électorale avec LFI, qu’à faire le nécessaire pour favoriser la relance des luttes. Les autres groupes ont une attitude souvent très sectaire et auto-référentielle, ils empêchent un réel développement unitaire des luttes, car ils ne pensent qu’à se renforcer. Nous, en tant que LIT-QI, avec nos énergies militantes, cherchons à intervenir dans le mouvement pour inverser ces tendances.

Article publié sur www.partitodialternativacomunista.org, 1/7/2023 –

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