Le 21 janvier dernier, j’ai entamé un voyage de six jours à travers la Syrie, à l’invitation de Monif, un ancien dirigeant trotskiste du Parti communiste des travailleurs (POC).
Le POC a été sévèrement réprimé par la dictature et Monif a lui-même passé 16 ans en prison, dont huit dans la tristement célèbre prison de Sednaya.
Fabio Bosco
30 janvier 2025 *
À la frontière avec le Liban, l’entrée fut autorisée sur présentation de l’invitation. Seules les personnes possédant un passeport israélien ou iranien ne sont pas autorisées à entrer.
Dès l’entrée de Damas, on peut voir les signes de la pauvreté à laquelle est soumise toute la population. Dans les rues, des gallons de 5 litres d’essence sont vendus à 10 dollars pour alimenter les véhicules et chauffer les maisons, l’électricité n’étant pas disponible 24 heures sur 24. (Dans le quartier où je me trouvais, elle n’était disponible que 2 heures par jour.)
Depuis la chute de la dictature le 8 décembre, le prix des denrées alimentaires, à l’exception du pain, a baissé, parce que les agriculteurs peuvent acheminer leurs produits vers les villes sans avoir à payer de péage à chaque poste de contrôle.
En outre, les importations en provenance de la Turquie ont permis de réduire les pénuries, et la lire syrienne s’est appréciée par rapport au dollar, se vendant à 11 mille pour un dollar.
La vieille ville
Le lendemain, je suis parti à la découverte de la belle vieille ville de Damas, avec ses marchés animés autour de la célèbre mosquée des Omeyyades.
Ce complexe religieux est en lui-même un hommage à la tolérance religieuse. C’est là que se trouvent les restes de saint Jean-Baptiste, ainsi que du général kurde Saladin, qui a régné sur l’Égypte et la Syrie et s’est battu pour chasser les croisés.
La population est en pleine effervescence politique. Tout le monde discute de chaque mesure du gouvernement de transition.
J’ai eu une conversation avec un groupe de personnes qui, lorsqu’elles ont appris que je venais du Brésil, m’ont immédiatement posé des questions concernant la position de Lula contre le génocide en Palestine. Il est intéressant de voir que c’est cette position qui apparaît en dehors du Brésil, et non la position, également du gouvernement brésilien, contre les actions de la Résistance armée en Palestine et au Yémen.
Le débat du jour a tourné autour de « l’opération peigne fin » dans la province de Homs, au cours de laquelle des abus contre la population ont été signalés et où 14 militaires de l’ancien régime, dont plusieurs de haut rang, ont trouvé la mort. Les avis étaient partagés. Certains pensaient qu’il s’agissait d’une action correcte contre l’ancien régime, tandis que d’autres estimaient que les choses pouvaient être faites d’une manière qui préserve les droits individuels.
J’ai posé des questions sur les Druzes, et un habitant de Sweida m’a dit que la population, les groupes armés de la ville et les cheikhs s’étaient récemment mis d’accord sur une Syrie unie et démocratique. Un autre a plaisanté en disant que les Druzes étaient devenus trotskystes parce que pour eux la révolution est permanente.
Le même jour, j’ai assisté à une réunion convoquée par le syndicat des avocats dans l’ancien siège du parti d’Assad, que les habitants ont transformé en Forum social de Jaramana, dans la banlieue de Damas. Le débat a porté sur la défense des libertés démocratiques et d’une Constitution. Il a réuni 150 personnes.
Dans le même local, j’ai assisté à une autre réunion avec 150 personnes, pour les droits des femmes et leur extension à l’ensemble de la Syrie. L’atmosphère était très optimiste.
Le vendredi 24, j’ai participé à une manifestation pour les disparus politiques à Marjeh, dans le centre de la ville, avec 250 personnes, dont beaucoup portaient des photos de parents et d’amis disparus dans le système carcéral. On estime que 200 mille personnes ont disparu. Pour cet événement, il y avait au moins une caravane de 40 personnes arrivant en bus.

Ensuite, trois amis palestiniens, Walid, Motassem et Mustafa, m’ont emmené visiter le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, le plus grand en dehors de la Palestine.
Le camp a été dévasté par les bombardements aériens du dictateur Assad. Nous sommes passés devant deux hôpitaux détruits à même le sol, ainsi que devant des mosquées, dont l’une a été le théâtre du premier grand massacre, lorsque le dictateur Assad a bombardé la mosquée un vendredi, jour où la fréquentation est très importante.
Ils ont raconté que les premiers combats ont opposé les forces de la dictature aux jeunes Palestiniens à l’intérieur du camp, où sont entré ensuite les organisations salafistes.
En nous promenant dans le camp, l’un d’eux a pris en photo un graffiti sur un mur et m’a expliqué qu’il s’agissait d’un hommage à un ami, dissident du FPLP,1 enlevé et exécuté par la « branche palestinienne » (l’un des 18 services de répression de la dictature) pour avoir soutenu la révolution.

Ils m’ont expliqué également que ce bombardement généralisé n’était pas seulement dû à des raisons militaires, mais surtout parce qu’Assad, se projetant dans l’avenir, a décidé d’expulser toute la population palestinienne pour laisser la place à un quartier destiné à être habité par les familles des miliciens venus d’autres pays pour le soutenir
On m’a également dit qu’ils avaient organisé début janvier une manifestation devant le siège de l’Autorité palestinienne à Damas pour protester contre la répression à Jénine.
Camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk
Puis le 15 janvier, à l’annonce du cessez-le-feu à Gaza, il y a eu des manifestations de solidarité avec les Palestiniens dans tout le pays. Assad n’a jamais autorisé de manifestations. Un autre point important a été la libération de quelque 700 prisonniers palestiniens encore en vie dans les prisons de la dictature, dont 67 membres du Hamas.
Il est également important de rappeler que la Syrie a une partie de son territoire occupée par l’Etat d’Israël depuis 1967. Depuis 50 ans, Assad ne permettait à personne de jeter ne fut-ce qu’une pierre contre les soldats israéliens qui occupent le territoire syrien. Aujourd’hui, on ne peut pas savoir si le gouvernement de transition va agir contre l’occupation israélienne et en solidarité avec le peuple palestinien, au-delà des protestations diplomatiques.
Ce qui est certain, c’est que la population syrienne aime la Palestine et que, d’une manière ou d’une autre, cette solidarité atteindra le peuple palestinien.
Le lendemain, je suis allée visiter la prison la plus célèbre du pays, Sednaya, avec les militants Lujane, Motaz et Fares de Deraa. La prison disposait d’un bâtiment pour des dissidents, qui a accueilli jusqu’à 15 mille prisonniers jusqu’en 2018, quand 30 à 40 exécutions ont commencé à avoir lieu chaque semaine sous différentes formes : les militaires par balle et les autres par empoisonnement, ou par asphyxie attachés à une croix, comme Jésus-Christ. Plusieurs corps ont été dissous dans de l’acide et ne seront jamais retrouvés.

Nous nous sommes ensuite rendus sur la place des Omeyyades, centre des célébrations de la chute de la dictature.
Dimanche, je suis rentré au Liban, passant la frontière sans aucune complication.
L’avenir est entre les mains de la classe ouvrière.
La population syrienne est très contente de la chute de la dictature et nourrit de grands espoirs.
Mais il y a plusieurs obstacles à la réalisation des objectifs de la révolution : la liberté, le pain et la justice sociale.
Le principal obstacle est le gouvernement de transition lui-même. Ce gouvernement veut reconstruire une économie capitaliste intégrée aux marchés mondiaux. Pour cela, il s’est rapproché de tous les pays impérialistes : les États-Unis, les Européens, la Russie et la Chine, ainsi que des puissances régionales, principalement la Turquie et l’Arabie Saoudite. Cependant, cette politique sera un obstacle pour garantir une amélioration de la qualité de vie de la population.
Le gouvernement de transition veut également reconstruire l’État bourgeois, en particulier les forces armées qui ont été détruites par la révolution, ainsi qu’un régime bonapartiste, c’est-à-dire un régime qui gouverne avec le soutien de l’armée. En outre, ils veulent rédiger la Constitution sans participation populaire, et convoquer des élections dans quatre ans.
Ces mesures menacent les libertés et les droits démocratiques du peuple de décider de l’avenir du pays.
Une autre menace est la présence de forces militaires étrangères dans le pays. L’armée israélienne occupe une zone dans le sud et cherche à diviser la Syrie en trois États. Les États-Unis disposent d’une base importante dans le sud et de quelque deux mille soldats dans le nord-est, où ils travaillent à côté des milices kurdes des SDF dirigées par le parti PYD.2 Enfin, les troupes turques occupent des pans entiers de la frontière et travaillent à côté d’une milice appelée Armée nationale, dont l’objectif principal est d’empêcher le droit de la population kurde à toute forme d’autonomie ou d’autodétermination.
La seule façon de garantir les idéaux de la révolution est l’auto-organisation de la classe ouvrière, de la jeunesse et des pauvres pour lutter pour les libertés démocratiques, pour les droits sociaux, et pour le pouvoir.
Il est très important d’avoir un parti révolutionnaire basé sur la classe ouvrière, avec une perspective socialiste.
Cet objectif se heurte à une difficulté, à savoir la trahison de la majorité de la gauche mondiale qui n’a pas soutenu la révolution syrienne : elle a soutenu Assad ou est restée au balcon.
Le parti de la dictature s’est également présenté comme socialiste pendant toute une période, et les principaux partis communistes dans le pays ont fait partie du gouvernement de la dictature pendant 50 ans, et sont donc complètement discrédités aux yeux de la population.
Ces difficultés ne doivent pas empêcher la classe ouvrière et la jeunesse de construire un parti qui dirigera leur processus d’auto-organisation, leurs luttes et un avenir socialiste pour la Syrie.
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* Fabio est un militant du PSTU-B, la section brésilienne de la Ligue Internationale des travailleurs (LIT). Traduction par la LCT – la section belge de la LIT.
<https://www.opiniaosocialista.com.br/relato-de-viagem-a-siria-pos-assad/>
1 Le Front populaire de libération de la Palestine faisait partie de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) depuis 1968, fidèle à la politique de cette organisation pour la Palestine lors de sa création, d’un seul État qui rassemblerait Arabes et Juifs sans considérations religieuses ou ethniques, et s’opposant à la politique de « deux États » d’Arafat à partir des « Accords d’Oslo » en 1993.. (NdT)
2 Le Parti de l’union démocratique (PYD) est un parti politique kurde fondé en 2003 par des membres syriens du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan). Le Syrian Democratic Forces (Forces Démocratiques de Syrie) est une organisation de milices kurdes créée en 2015, en opposition à la politique djihadiste de Daesh, qui a constitué avec le soutien des États-Unis un gouvernement provisoire après la chute d’Assad le 8 décembre 2024. (NdT)