Le 24 juin restera dans l’histoire comme le jour où Poutine a senti, pour la première fois en 24 ans, que son pouvoir vacillait et pouvait tomber.
Secrétariat International de la
Ligue Internationale des Travailleurs – Q.I
Mercredi 26 juin 2023
Qu’adviendra-t-il de ce pouvoir dans un avenir proche ? Pour nous, il est difficile de le prévoir avec certitude. Mais il est clair que son régime est affaibli de fond en comble par la défaite stratégique qu’il subit dans l’invasion, l’occupation et la guerre prolongée en Ukraine. Fondamentalement, parce que cette agression génocidaire de la machine militaire russe a été, et continue d’être, repoussée par la résistance héroïque des forces armées ukrainiennes, composées en grande majorité de travailleurs et d’ouvriers des villes et des campagnes.
Qui est Prigojine et qu’est-ce que la Wagner SMP ?
Prigojine est un ancien détenu pour vol qualifié qui, dans les années 1990, a « recommencé » sa vie en liberté en vendant des hot-dogs, puis en ouvrant des restaurants à Saint-Pétersbourg. Poutine a encouragé ses talents culinaires et a fait venir d' »illustres » visiteurs étrangers dans son restaurant. Ce qui est intéressant, c’est comment le régime de Poutine, centré sur l’institution FSB (ex-KGB), a pu catapulter Prigojine, via des relations avec l’appareil d’État, à devenir le traiteur officiel du Kremlin et le fournisseur officiel de nourriture de toutes les forces armées de la Fédération de Russie. Cela a mené à la fondation d’un véritable empire financier et médiatique, dont la Société Militaire Privée (SMP) Wagner n’est qu’une des sociétés du groupe contrôlé par l’oligarque Prigojine, qui jusqu’au début de la guerre au moins faisait partie du cercle rapproché de Poutine.
Depuis des années, la SMP Wagner engage des mercenaires qui ont été et continuent d’être impliqués dans divers conflits militaires sur plusieurs continents : Syrie, Mali, Soudan, Donbass, Ukraine depuis 2014… Parmi ses recrues figurent de nombreux anciens officiers de toutes les armes de la Fédération de Russie et d’autres pays, impliqués dans les actions contre-révolutionnaires du régime de Poutine. Malgré la méthode de la guerre civile utilisée pour vaincre les masses, le pillage et le vol pour leurs patrons se poursuivent.
L’État et le monopole de la violence
La création de sociétés militaires privées n’est pas l’apanage de la Russie ou du régime Poutine-FSB. Dans d’autres puissances militaires, de telles « entreprises » sont également actives. Le cas le plus connu est celui de Blackwater, sous-traitant de l’impérialisme américain pour opérer en Afghanistan et en Irak avec des milliers de soldats. Accusée de torture et d’assassinats, elle a changé de nom, mais continue d’opérer.
Dans le cas de la Russie de Poutine et de ses multiples expéditions contre-révolutionnaires, de telles formations ont proliféré à l’extrême. Avant la guerre d’Ukraine, chaque groupe oligarchique se targuait d’avoir ses propres forces armées privées avec ses milliers de soldats. Le groupe Wagner, le plus important, en comptait jusqu’à 50 000, mais il n’est pas le seul ; il y a aussi le « Potok », financé par Gazprom, et le « Patriot », qui appartient à Choïgou lui-même, le ministre de la défense qui signe les « contrats » avec les SMP.
Cependant, la confrontation entre ces organisations n’est pas moins le résultat de la résistance déterminée des masses ukrainiennes, qui paralyse les conquêtes militaires de Poutine en modifiant l’équilibre des forces sur le terrain. Le moral de la résistance contraste avec la démoralisation des forces armées russes et de leurs troupes de tueurs sous-traitants, car celle-ci ne parvient pas à convaincre les soldats du bien-fondé de leur guerre contre un peuple entier.
Un affrontement entre sociétés militaires pour la spoliation des guerres
Depuis des mois, on assiste à l’escalade de ce conflit qui est devenu le centre de la crise et de la mutinerie des troupes de la SMP Wagner. À Bakhmout, Prigojine dénonçait le fait qu’on ne lui envoyait pas de munitions, et devant un tas de cadavres, il accusait le ministre Choïgou et le chef de l’armée Gerasimov d’être responsables de ces morts en raison de leur conduite maladroite de la guerre. Ses insultes se multipliaient, sans mentionner Poutine, mais en laissant entendre qu’au Kremlin, la guerre pourrait être sous le commandement d’un « petit vieux en colère ».
Dans ce contexte, Prigojine parvient à apparaître comme celui qui a réussi à prendre la ville de Bakhmout, obligeant ainsi Poutine à reconnaître Wagner. Enhardi par ce rapport de forces, il est allé ces dernières semaines jusqu’à remettre en question devant ses multiples sympathisants russes les arguments fondamentaux sur lesquels reposait l’invasion, niant que le gouvernement de Zelensky, ou l’OTAN elle-même, préparaient une agression.
La toile de fond du conflit entre Prigojine et le haut commandement de l’armée russe réside dans l’obligation pour Wagner de signer un « contrat » avec le ministère de la défense pour poursuivre ses opérations de pillage, ce qui met fin à son autonomie sur le terrain pour signer des accords avec les gouvernements locaux, et le soumet entièrement à la chaîne de commandement de l’armée.
Ce que Prigojine comprend comme une décision, prise par les dirigeants politiques et militaires, de le mettre hors jeu. C’est-à-dire, dissoudre son business de plusieurs milliards de dollars avec la Wagner. Il y a quelques semaines, il a été décrété qu’à partir du 1er juillet, tous les contrats de service militaire passeraient sous le contrôle de Choïgou, le ministre de la défense (qui a également sa SMP). Il est évident que cela a été l’élément déclencheur de la préparation de l’abandon des camps en Ukraine et de la marche sur Moscou « pour la justice ».
L' »attaque » présumée du camp de la Wagner
Prigojine a dénoncé, à l’aide de vidéos plutôt confuses, que l’artillerie des forces de l’armée régulière russe avait touché ses arrières, causant des pertes et des destructions. À partir de là, il a entamé sa marche, qui a commencé par la prise de l’aérodrome et de la ville de Rostov, où est basé le commandement sud de l’armée russe et où Choïgou était en visite. Lorsque Prigojine est arrivé sur place, Choïgou était déjà parti. En réponse, Prigojine a rencontré les commandants militaires du district sud et a exigé que Gerasimov et Choïgou viennent lui parler. Sans réponse, il quitte Rostov bloquée et se dirige vers le nord où il prend le contrôle de Voronej. De là, il poursuit sa marche sur Moscou « pour la justice », stationnant d’abord à Lipetzk, puis à Toula, à un peu plus de 200 km de Moscou.
Prigojine déclare : « Pourquoi la guerre ? La guerre était un besoin pour que Choïgou reçoive une étoile héroïque… Le clan oligarchique qui gouverne la Russie avait besoin de la guerre. » Contredisant directement les affirmations de Poutine, selon lesquelles Moscou s’est défendue contre la contre-attaque de Kiev, Prigojine accuse également les dirigeants militaires russes de mentir au gens concernant l’ampleur de leurs pertes et de leurs revers en Ukraine. « L’armée russe recule dans toutes les directions et verse beaucoup de sang… Ce qu’ils nous disent est la pire des tromperies. »
Le président biélorusse Alexandre Loukachenko, un fantoche de Poutine, s’est attribué le mérite de la médiation, déclarant dans un communiqué qu’un accord « absolument profitable et acceptable » avait été conclu pour la Wagner, et qu’il avait reçu des « garanties de sécurité », sans préciser lesquelles. La démarche de Prigojine était extrêmement risquée, car elle s’appuyait sur la rupture de la chaîne de commandement de l’état-major général.
Dans la nuit de vendredi à samedi, Prigojine a franchi son propre Rubicon, acculé par la spirale de sa querelle avec Choïgou. Il a lancé sa mutinerie. Le président Poutine, qui jusqu’à samedi avait toléré les dérapages de Prigojine et ses querelles avec son ministre de la défense, a haussé le ton contre le chef mercenaire, l’accusant de trahison, de « poignarder le peuple russe dans le dos« . Il s’est juré de l’écraser : « Notre réaction sera énergique« , a-t-il déclaré dans un message à la nation.
Dans un discours furieux sur ce qu’il considère comme une trahison personnelle de la part de Prigojine – qui jusqu’à présent était resté fidèle au chef du Kremlin et l’avait épargné lors de ses attaques contre Choïgou, les élites moscovites et les « bureaucrates corrompus » – Poutine n’a laissé aucune place au doute. Sans mentionner le nom de Prigojine, mais bien celui de la Wagner, dans le plus pur style du Kremlin contre ses ennemis, le dirigeant russe a comparé le soulèvement de samedi à la révolution de 1917 qui a détruit l’Empire russe, « lorsque le pays se battait dans la Première Guerre mondiale mais s’est vu voler la victoire« . Dans un discours de cinq minutes enregistré et diffusé samedi matin sur les chaînes publiques, Poutine a déclaré : « Nous ne permettrons pas que cela se répète. Nous défendrons notre peuple et notre État contre toutes les menaces, y compris la trahison interne. Des ambitions débridées et des intérêts personnels ont conduit à la trahison contre notre pays et notre peuple. »
Samedi, Prigojine a finalement doublé la mise : dans un message audio diffusé sur ses chaînes Telegram, il a vociféré que Poutine se trompait profondément et que les hommes de Wagner n’étaient pas des traîtres, mais de véritables patriotes de la Russie. Quelques heures avant d’annoncer le retrait de ses troupes, il a déclaré : « Personne ne se rendra, à la demande du président, du FSB ou de qui que ce soit. Nous ne voulons pas que le pays vive dans la tromperie, la corruption et la bureaucratie. » Dans une rhétorique enflammée contre les élites de l’armée régulière, il les a accusé d’avoir envoyé des hommes mal préparés au « hachoir à viande » de l’Ukraine, pendant qu’elles s’enrichissaient elles-mêmes.
Une fin qui pourrait être un début
La mutinerie des mercenaires Wagner survient au milieu de l’échec de l’invasion russe à vaincre la résistance ukrainienne 16 mois après le début de l’invasion, et elle survient à cause de cet échec. Le groupe Wagner a été incorporé à l’effort de guerre russe après la défaite des troupes russes autour de Kiev, afin de renverser la situation de défaite et d’impasse militaire. Armé jusqu’aux dents et s’appuyant sur 50 000 mercenaires (souvent recrutés dans les présidiums russes), le groupe Wagner a mis huit mois pour détruire et prendre la ville de Bakhmout, avec des pertes humaines considérables, estimées à 20 000 mercenaires. Tout au long de la bataille de Bakhmout, la force de résistance ukrainienne a contraint Prigojine à remettre en cause le commandement de la guerre et à menacer de se retirer de Bakhmout.
Les revers subis sur le terrain militaire ont fait naître le besoin de centraliser les forces russes pour faire face à la résistance ukrainienne, avec l’incorporation de groupes de mercenaires dans les troupes régulières. Cette centralisation ne fut pas acceptée par Prigojine, qui préparait alors la mutinerie en prenant Rostov-sur-le-Don, siège du commandement sud, et en marchant sur Moscou « pour la justice », dans le but de négocier ses contrats avec le Kremlin et de provoquer éventuellement un changement au sein du commandement militaire russe. Cette mutinerie put compter avec au moins la complaisance d’une partie de la hiérarchie militaire. Et au bout de 36 heures, elle a été démobilisée après un accord secret entre Prigojine et le dictateur biélorusse Loukachenko. Alors que la mutinerie représentait la rupture du commandement des forces russes, la négociation secrète a révélé la faiblesse de Poutine, qui avait promis d’écraser les mutins.
La mutinerie a révélé les difficultés de l’effort militaire russe et a ouvert une crise majeure dans le régime politique du pays, affaiblissant Poutine et le commandement militaire. Dans l’Histoire, des échecs militaires ont ouvert des crises dans un régime politique, et ont même conduit à la chute de ses dirigeants. Ce fut le cas lors de la guerre russo-japonaise de 1905, de la Première Guerre mondiale, de la guerre d’Afghanistan et de la première guerre de Tchétchénie. L’échec militaire en Ukraine pourrait sceller l’avenir de Poutine et du régime de l’oligarchie-FSB.
Où en est la contre-offensive ukrainienne ?
La contre-offensive ukrainienne, lancée le 5 juin, n’en est encore qu’à ses débuts, identifiant les flancs de la ligne de défense russe, constituée de tranchées et de champs de mines. Elle a été précédée d’une série d’opérations ukrainiennes sur le territoire russe, notamment dans la région de Belgorod, visant à saper la confiance des troupes russes et de leurs lignes de ravitaillement. Jusqu’à présent, les forces ukrainiennes ont repris huit villages dans la région de Zaporijjia et assiègent Bakhmout dans l’oblast de Donetsk. Cependant, les forces ukrainiennes n’ont pas d’hégémonie aérienne et ne disposent d’aucun chasseur de combat moderne.
Les forces russes sont affaiblies, avec d’énormes pertes humaines et des difficultés à reconstituer les stocks d’armes et de munitions, et ne sont donc pas en mesure de mener des offensives militaires. Elles sont sur la défensive, retranchées, mais leur commandement reste prêt à favoriser la destruction des infrastructures ukrainiennes et à provoquer la fuite de la population. Elles bombardent régulièrement des cibles civiles dans les grandes villes ukrainiennes. Le 6 juin, les forces russes ont fait exploser de l’intérieur le barrage de Nova Kakhovka, provoquant de violentes inondations en aval et la vidange du barrage géant en amont, affectant l’approvisionnement en eau pour l’agriculture et les villes, et ayant un impact sur l’environnement. En outre, l’occupation par la Russie de la centrale nucléaire de Zaporijjia fait de l’ensemble de la population ukrainienne, voire européenne, l’otage des envahisseurs.
L’hypocrisie de l’OTAN
L’OTAN a mené le plus grand exercice militaire aéroporté de son histoire en rassemblant 250 chasseurs F-16 en Europe, du 13 au 23 juin. Les ministres de la défense de l’OTAN, réunis à Bruxelles les 15 et 16 juin, ont décidé de ne pas livrer d’avions modernes de combat F-16 à l’Ukraine, une décision qui pourrait être revue à l’avenir.
Cette décision est conforme à la stratégie des États-Unis et de l’UE visant à affaiblir, mais non à renverser, Poutine et son régime. La crise avec les mercenaires Wagner a renforcé la nécessité de maintenir Poutine en place, pour empêcher que des dirigeants mercenaires ultra-réactionnaires ou aventuriers n’accèdent au pouvoir en Russie.
Les 21 et 22 juin, les puissances impérialistes ont organisé à Londres une conférence pour la reconstruction de l’Ukraine, dans le but de préparer le contrôle de l’économie et des richesses du pays par les grandes sociétés occidentales, une politique avec laquelle le gouvernement Zelensky est en phase. En témoigne la décision du gouvernement ukrainien d’interdire à la population de forer des puits d’eau à Kryvyi Rih, dont les quartiers souffrent d’un manque d’eau dû à l’explosion du barrage de Nova Kakhovka. Zelensky veut imposer la privatisation de l’eau par le monopole des puits.
Tout le soutien à la résistance ouvrière ukrainienne
Les souffrances imposées à la population ukrainienne sont énormes, mais elles n’ont pas réussi à inverser le large soutien à l’effort de guerre visant à expulser les forces russes. Des millions de travailleurs et de travailleuses participent à l’effort de guerre, que ce soit sur la ligne de front ou à l’arrière, empêchant la conquête russe, et ce malgré les politiques néolibérales du gouvernement Zelensky, qui impose des privations à la population. C’est vers cette résistance ouvrière que nous devons orienter la solidarité ouvrière internationale, à travers des campagnes telles que l’Aide Ouvrière à l’Ukraine, qui a récemment envoyé son troisième convoi. Quant aux masses russes, elles ne craignaient pas la guerre civile, mais l’arrivée au pouvoir d’un sadique qui tue les gens à coups de marteau.
Nous renouvelons notre appel à la classe ouvrière et au peuple russes pour qu’ils s’organisent et s’unissent, contre la guerre, contre les oligarques mafieux, et pour mettre fin à la dictature de Poutine.
– Des armes pour la résistance ukrainienne !
– Soutien aux actions anti-guerre en Russie ! Liberté pour les prisonniers politiques détenus dans les prisons de Poutine !
– La paix sans annexions ! Pour l’expulsion des troupes russes de tout le territoire ukrainien, y compris le Donbass et la Crimée !
– Pour une reconstruction ouvrière de l’Ukraine ! Pour la socialisation de l’eau et de tous les biens de base !
– Pour une Ukraine indépendante ! Pour un gouvernement des travailleurs et des travailleuses !