Quatre décennies de soutien à la stratégie de la révolution socialiste
Albert Camus, philosophe et écrivain existentialiste français, a consacré un essai au mythe grec de Sisyphe. La mythologie raconte comment Sisyphe est puni par les dieux qui lui font monter un grand rocher en haut d’une colline. Avec des efforts, il parvient à atteindre le sommet, pour retomber en roulant juste après ; et ainsi, Sisyphe est condamné à ce travail inutile et absurde de monter éternellement le grand rocher sans achever son travail. Camus, en bon existentialiste, bien qu’utilisant lucidement le mythe de Sisyphe comme métaphore de l’homme moderne, plus précisément du travailleur qui accomplit de manière répétée un travail aliéné sans sens et sans fin, confronté à l’impossibilité d’en finir avec l’absurde, propose que « L’effort même pour atteindre le sommet suffit à remplir le cœur d’un homme ». Il faut imaginer un Sisyphe heureux » [[1]].
Par Jorge Martínez
Eduard Bernstein, ami et disciple d’Engels, a fini par nier le marxisme en proposant quelque chose de similaire, en postulant que l’on pouvait – et devait – arriver au socialisme, non pas par une révolution et par la dictature du prolétariat, mais à travers la lutte pour des réformes graduelles qui feraient levier sur la tendance du capitalisme à se dépasser lui-même, par un mouvement continu de démocratisation. Il a résumé toute sa conception en écrivant : « Ce but (le but final du socialisme), quel qu’il soit, ne signifie rien pour moi ; le mouvement est tout » [[2]]. Ceci, qui est le postulat fondamental du réformisme, se présente comme la conscience heureuse de Sisyphe que propose Camus. Pour le réformisme, le sens et le but de la lutte dans le capitalisme est la satisfaction d’obtenir des réformes, en ôtant toute importance pratique au dépassement de la société capitaliste et à l’arrivée au socialisme.
Quelle force étrange pousse les ouvriers, comme Sisyphe, à se battre sans cesse pour obtenir des victoires, pour les perdre ensuite et devoir tout recommencer ? Léon Trotski était conscient de cette tragédie dans le Programme de transition lorsqu’il déclarait que « la crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire » [[3]]. Il entendait ainsi montrer comment l’impérialisme décadent, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, ne pouvait rien apporter de progressiste à l’humanité ; et, au contraire, il montrait que les conditions objectives de la révolution et du socialisme étaient non seulement plus que mûres, mais commençaient à pourrir. Par conséquent, le dépassement du capitalisme dépendait de la capacité de la classe ouvrière à surmonter les obstacles qui la séparaient de la conscience révolutionnaire et du programme révolutionnaire. Et en dernière instance, l’obstacle décisif se trouvait dans les directions majoritaires du mouvement ouvrier qui conduisaient leurs luttes vers le mouvement perpétuel du réformisme.
Par conséquent, l’une des tâches les plus importantes des révolutionnaires est de briser ce cercle vicieux. Briser le sort qui, comme le châtiment de Sisyphe, condamne la classe ouvrière et toute l’humanité à subir l’absurde et décadent système capitaliste. Il s’agit de réussir à éradiquer l’influence et le contrôle de la bourgeoisie sur la conscience de la classe ouvrière. Cette influence s’exprime directement dans la propagande et les idéologies bourgeoises qui naturalisent le capitalisme comme la seule société possible, ou prétendent qu’il est possible de le transformer par de la « bonne volonté », ou des réformes graduelles.
La LIT-QI et ses origines face au réformisme
La LIT-QI est née au milieu de diverses polémiques et discussions au sein du trotskisme. Le courant dirigé par Nahuel Moreno a été forgé il y a près de 80 ans d’une manière différente des autres courants trotskistes, et il s’est basé sur la défense de trois questions fondamentales : le programme révolutionnaire synthétisé dans le Programme de Transition de Trotski, une politique de lutte et de mobilisation en direction de la classe ouvrière et la construction de partis révolutionnaires indépendants des organisations petites-bourgeoises, réformistes et centristes dans le cadre d’une internationale centralisée démocratiquement. De ces polémiques découlaient des politiques différentes vis-à-vis des différentes formes du réformisme et de la pression qu’il exerce sur le trotskisme.
Dans les années 1970, la critique du phénomène de l’eurocommunisme et de la posture capitularde développée par Ernest Mandel et le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale, sous-tend une critique des postures qui capitulent face au réformisme stalinien et à la social-démocratie européenne qui, en renonçant au cœur du programme marxiste, à la dictature du prolétariat, s’engagent sur la voie de l’abandon de la stratégie révolutionnaire, pour la modifier en exaltant les formes de la démocratie bourgeoise.
Parallèlement à ces discussions, une forte polémique s’est développée autour d’une question fondamentale de la lutte des classes : la progression du guérillérisme en Amérique latine entre 1960 et 1979. Une grande partie de la gauche de l’époque s’est laissé séduire par l’image du guérilléro en armes contre la tyrannie, et même une partie du trotskisme (encore une fois, Mandel) a capitulé devant ces avant-gardes non ouvrières. Dans notre courant, s’est développée une critique de la stratégie guérillériste, car elle imposait une tactique, valable dans certaines circonstances, comme une stratégie permanente de substitution du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et des masses par un parti-armée.
Mais la critique ne se réduisait pas aux méthodes du guérillérisme, elle visait aussi ses programmes. La grande majorité des organisations de guérilla avaient un programme démocratique et petit-bourgeois qui ne rompait pas avec le capitalisme, configurant une sorte de « réformisme armé » qui, bien qu’il ait affronté les régimes bourgeois par les armes, n’a en pratique jamais rompu avec le capitalisme. Au cours des années 80, la grande majorité de ces organisations ont fini par négocier leur incorporation aux régimes de chaque pays, intégrant même des régimes bonapartistes et des gouvernements capitalistes, notamment en Amérique centrale.
La lutte contre la politique de fronts populaires du stalinisme s’est également faite par la confrontation avec les stratégies réformistes qui les animaient. Face au gouvernement d’Allende au Chili, et aux variantes de fronts nationalistes ou même soi-disant anti-impérialistes, notre courant a maintenu une critique permanente et une politique d’unité d’action et de défense des conquêtes quand cela était nécessaire, sans capituler face à leur programme, sans leur accorder le soutien politique ni renoncer à la tâche de construire des partis révolutionnaires indépendants.
L’arrivée de François Mitterrand et le retour du Front populaire en France [[4]], a entraîné un grand débat, sur ce que devait être l’attitude du trotskisme face à ce gouvernement, ses mesures « progressistes » et les éventuelles attaques des factions bourgeoises de droite. L’Organisation communiste internationaliste de Pierre Lambert a fini par assumer une politique de soutien au gouvernement, rompant ainsi avec l’indépendance de classe face à un gouvernement bourgeois, et cédant aux pressions réformistes du front populaire.
En 1982, la LIT a été fondée après ces débats et les tentatives infructueuses de reconstruire la Quatrième Internationale en s’unifiant avec le CORQI de Lambert. La nouvelle organisation internationale est née de la conviction de la nécessité de reconstruire la Quatrième Internationale sur la base du programme révolutionnaire, de la mobilisation permanente des masses pour la prise du pouvoir et de la construction du parti révolutionnaire dans les différents pays et au niveau international. Le combat permanent contre le réformisme, tant la social-démocratie que le stalinisme, ainsi que contre le centrisme et le révisionnisme au sein du trotskisme, étaient également des tâches quotidiennes de la politique de la LIT.
La tempête opportuniste, un test décisif
Les années 1980 ont culminé avec des événements historiques qui ont secoué le monde. La chute du Mur de Berlin a été le symbole d’un processus de restauration du capitalisme dans les États ouvriers bureaucratiques, plutôt (mal) connus sous le nom de « socialisme réel ». La restauration capitaliste menée par la bureaucratie stalinienne en complicité avec l’impérialisme, a été confrontée à des processus de révolution politique au cours desquels la classe ouvrière de ces pays s’est soulevée contre la bureaucratie, mais a été consécutivement vaincue.
Avec la restauration du capitalisme en URSS et dans les autres États ouvriers, l’impérialisme a imposé des défaites majeures au mouvement ouvrier mondial. C’était la victoire de la politique que nous appelons la Réaction démocratique de l’impérialisme, avec laquelle il a favorisé les mécanismes de la démocratie bourgeoise pour détourner et vaincre les processus révolutionnaires. La vague de privatisations, le recul d’acquis importants et l’imposition de politiques néolibérales se sont accompagnés d’une offensive idéologique contre le socialisme et le marxisme.
Au sein de la gauche, ces faits ont également signifié une crise majeure. Pour beaucoup, la chute des États ouvriers a signifié l’évanouissement de la perspective de la révolution et du socialisme, l’échec a été attribué au marxisme et au bolchevisme, échec qui ne correspondait en réalité qu’au stalinisme, et à sa négation des deux précédents.
Les revers subis par la classe ouvrière mondiale ont aggravé la faiblesse d’une perspective socialiste révolutionnaire, un processus qui est allé de pair avec un scepticisme croissant et une adaptation à la domination impérialiste et à la permanence du capitalisme. Le terrain fourni par le réformisme était fertile pour l’affaiblissement de la perspective du socialisme à gauche et dans le mouvement ouvrier.
Le marxisme a été remplacé par des idéologies liées au postmodernisme, la stratégie révolutionnaire contre le système capitaliste a été remplacée par la fragmentation de mouvements luttant pour des transformations « possibles ». La social-démocratie des gouvernements a appliqué les politiques néolibérales, le stalinisme s’est social-démocratisé, les organisations centristes se sont cristallisées dans le réformisme, et nombre d’organisations révolutionnaires ont occupé le camp du centrisme pour transiter rapidement et avec enthousiasme en direction du réformisme.
Tout ce phénomène a représenté un rude test pour les révolutionnaires. Cela a signifié une véritable tempête opportuniste qui, comme tempête, a progressé contre les faibles directions révolutionnaires correspondantes, entraînant leur destruction ou, dans le meilleur des cas, causant de grands dégâts.
La LIT n’est pas restée à l’abri de ce processus. La chute des États ouvriers a provoqué de nombreux débats en leur sein, dans lesquels beaucoup ont choisi la voie de la négation du marxisme et du trotskisme (en rompant avec la LIT), en même temps que la pression pour l’adaptation à la démocratie bourgeoise se faisait plus forte. Cet abandon du marxisme a conduit divers secteurs de la LIT, par des voies différentes, au réformisme, surtout à partir de révisions théoriques, qui se sont exprimées par une capitulation en politique et dans les choix tactiques. Cela a amené la LIT au bord de sa désintégration et de sa dissolution au milieu des années 1990. Pourtant, la LIT a persisté.
Le retour des soulèvements
Malgré le contrecoup et la situation défensive de la classe ouvrière et des masses dans le monde, la rébellion contre les effets négatifs de l’offensive néolibérale n’a pas mis longtemps à exploser. En Amérique du Sud, des rébellions de masse ont éclaté dans plusieurs pays contre leurs gouvernements et contre l’application de plans anti-ouvriers féroces.
Des gouvernements sont tombés en Argentine, en Équateur et en Bolivie, tandis que dans le monde, une nouvelle avant-garde se levait contre les effets de la mondialisation impérialiste. Les sommets des plus riches à Seattle, Gènes et Davos sont devenus de véritables champs de bataille où le capitalisme a été à nouveau remis en question, et où l’alternative « un autre monde est possible » a été proposée. Cependant, face à l’absence de véritables directions révolutionnaires menant ces nouveaux soulèvements vers une alternative anticapitaliste, ces processus ont été canalisés vers des issues réformistes, remplissant le dénommé mouvement anti-mondialisation d’un contenu réformiste.
Les soulèvements en Amérique latine ont été canalisés dans une première vague de « gouvernements alternatifs » qui, sous diverses formes (gouvernements de front populaire, gouvernements nationalistes bourgeois), avaient en commun l’application des politiques néolibérales dans lesquelles leurs prédécesseurs avaient échoué, en jouant sur le caractère plus nuancé de celles-ci, médiatisées par l’assistencialisme et la cooptation des bureaucraties syndicales et de la grande majorité de la gauche réformiste.
La LIT a eu le mérite de ne pas succomber à ce phénomène, en gardant vivants le programme révolutionnaire, l’indépendance de classe et la stratégie de la révolution socialiste. Tandis que d’autres courants issus du trotskisme ont glissé vers le réformisme.
Les partis dits anticapitalistes sont apparus, dans lesquels ces courants trotskistes fusionnaient avec les réformistes. Les frontières et les distances entre eux se sont estompées, et leur principale stratégie a consisté en la dissolution de leurs partis dans des mouvements plus larges, comme le NPA en France et le PSOL au Brésil. En outre, ils en sont venus à faire partie de gouvernements du front populaire et de gouvernements nationalistes bourgeois.
La LIT, à mesure qu’elle se rétablissait et se développait, ressentait de plus en plus fortement la pression de la démocratie bourgeoise et du réformisme. Les élaborations autour de la « tempête opportuniste » et la mise à jour programmatique qui a approfondi l’héritage de la IIIe Internationale sur le parlementarisme et la nécessaire lutte contre le réformisme, tout en étudiant en profondeur les processus et les pressions qui s’exerçaient sur les révolutionnaires au XXIe siècle, ont impliqué de nouvelles ruptures de secteurs qui s’étaient déjà adaptés ; des secteurs qui ont fini par rompre avec la LIT en 2016 pour suivre librement le cours de l’intégration aux projets réformistes, notamment au Brésil et au Portugal.
Actuellement, après l’échec et la dégénérescence de plusieurs de ces projets de gouvernements de collaboration de classe, dans de nombreux pays, la droite bourgeoise a repris le pouvoir, pour appliquer à nouveau de nouvelles attaques contre la classe ouvrière, la paysannerie, les peuples indigènes et la jeunesse. En même temps que de nouvelles crises économiques ont brisé l’illusion d’un capitalisme tout puissant, et l’ordre de la domination impérialiste dans le monde, imposé avec la restauration du capitalisme dans les Etats ouvriers, s’effrite.
Comme auparavant, les masses luttent contre les politiques d’ajustement et d’attaques contre leurs conditions de vie. La lutte contre les oppressions et la précarisation et la criminalisation de la jeunesse connaît un nouvel souffle. Des processus révolutionnaires et prérévolutionnaires réapparaissent en Amérique latine, comme au Chili et en Colombie. La menace de l’effondrement de l’environnement et la crise climatique provoquée par le capitalisme est une réalité de plus en plus proche.
Ces nouvelles luttes proposent également le retour constant du réformisme, soit avec ses anciennes conceptions classiques, soit sous de nouvelles formes néo-réformistes, qui ne se réclament plus du socialisme, mais d’une soi-disant démocratie radicale au sein du capitalisme. La tâche des révolutionnaires est de combattre non seulement la bourgeoisie, mais aussi ses agents. Il s’agit de démasquer le réformisme comme agent de la bourgeoisie et de l’impérialisme, de montrer à la classe ouvrière et aux masses exploitées le rôle de ces secteurs.
Aujourd’hui, des gouvernements de collaboration de classe émergent à nouveau. Boric au Chili, Petro en Colombie, Lula au Brésil ; mais cette fois-ci, ils ne disposent pas des marges économiques qu’ils ont eues en leur faveur dans le passé, pour accorder des réformes et des concessions aux masses afin d’étouffer et de détourner les luttes. Cette nouvelle situation se présente comme un nouveau défi pour la LIT, car les pressions du réformisme sont à nouveau renforcées, et la nécessité de les affronter avec des politiques et un programme corrects devient une nécessité de plus en plus pressante.
La LIT a eu le mérite historique de se maintenir – non sans erreurs sectaires et déviations opportunistes – dans le cadre du marxisme, de l’héritage de Nahuel Moreno et de notre courant et de la classe ouvrière. C’est dans ces éléments, que l’on trouvera à nouveau les outils pour continuer la lutte contre les obstacles, pour que la classe ouvrière arrive à vaincre le capitalisme impérialiste.
Il n’y a pas de dieux qui empêchent la roue de l’histoire d’atteindre le sommet ni la classe ouvrière, en triomphant du capitalisme, d’enfin s’engager sur la voie du socialisme. C’est la tâche à laquelle la LIT s’est consacrée il y a 40 ans et qu’elle poursuit avec conviction, désintéressement et enthousiasme révolutionnaire.
Le 6 décembre 2022
[[1]] Camus, Albert, Le Mythe de Sisyphe.
[[2]] E. Bernstein, ‘The theory of collapse and colonial policy’ Neue Zeit January 19 1898, in JM Tudor, op.cit. pp168–69. Cité dans: Mulholland, «Quando Bernstein assaltou a “ortodoxia” marxista». Disponible sur: https://ctxt.es/es/20161012/Politica/8882/socialismo-marxismo-Bernstein-revolucion-rosa-luxemburgo-psd-socialdemocracia.htm
[[3]] Trotski, Léon. Programme de Transition.
[[4]] La France avait déjà connu une expérience de gouvernement de Front Populaire avec Léon Blum en 1936. Le phénomène de la politique des fronts populaires est largement étudié par Trotski dans son travail Où va la France ?