Conseil amical à l’adresse de certains ultra-gauches
Par: Léon Trotsky, 20 mai 1938
Certains professionnels de la phrase ultra-gauche essaient de « corriger » à tous prix les thèses du Secrétariat International de la Quatrième Internationale sur la guerre, en accord avec leurs préjugés invétérés. Ils soumettent à une attaque toute particulière le passage des thèses où il est dit qu’en restant dans tous les pays impérialistes en opposition irréductible envers son gouvernement durant la guerre, le parti révolutionnaire conformera cependant sa politique pratique dans chaque pays à la situation intérieure et aux groupements internationaux, en distinguant strictement d’ailleurs un Etat ouvrier d’un Etat bourgeois, un pays colonial d’un pays impérialiste.
« Le prolétariat d’un pays impérialiste se trouvant en alliance avec l’U.R.S.S1 — disent les thèses — maintient entièrement et complètement son hostilité irréductible envers le gouvernement impérialiste de son propre pays. En ce sens, il n’y a pas de différence avec la politique du prolétariat d’un pays en guerre contre l’U.R.S.S. Mais dans le caractère des actions pratiques, il peut se trouver des différences considérables provoquées par la situation concrète de la guerre. » (Paragraphe 44)
Les ultra-gauches considèrent que cette affirmation, dont la justesse a été démontrée par toute la marche du développement, est le point de départ du social-patriotisme2. L’attitude envers les gouvernements impérialistes devant être la « même » dans tous les pays, ces stratèges interdisent de voir quelques différences que ce soit hors des frontières de leur propre pays impérialiste. Le fond théorique de leur erreur est de tenter de poser pour leur politique durant la guerre des bases principiellement différentes de celles posées par leur politique en temps de paix.
Admettons que dans une colonie française, l’Algérie, surgisse demain un soulèvement sous le drapeau de l’indépendance nationale et que le gouvernement italien, poussé par ses intérêts impérialistes, se dispose à envoyer des armes aux rebelles. Quelle devrait être en ce cas l’attitude des ouvriers italiens ? Je prends intentionnellement l’exemple d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique et d’une intervention en faveur des rebelles de la part d’un impérialisme fasciste. Les ouvriers italiens doivent-ils s’opposer à l’envoi de bateaux chargés d’armes pour les algériens ? Que quelque ultra-gauche ose répondre affirmativement à cette question ! Tout révolutionnaire, en commun avec les ouvriers italiens et les rebelles algériens, rejetterait avec indignation une telle réponse. Si même se déroulait alors dans l’Italie fasciste une grève générale des marins, en ce cas, les grévistes devraient faire une exception en faveur des navires qui vont apporter une aide aux esclaves coloniaux en rébellion ; sinon ils seraient de pitoyables trade-unionistes, et non des révolutionnaires prolétariens.
Parallèlement à cela, les marins français même s’ils n’avaient aucune grève à l’ordre du jour, auraient l’obligation de faire tous leurs efforts pour empêcher l’envoi d’armes contre les rebelles. Seule une telle politique des ouvriers italiens et français serait une politique d’internationalisme prolétarien.
Cependant, cela ne signifie-t-il pas que les ouvriers italiens adoucissent dans le cas présent leur lutte contre le régime fasciste ? Pas au moindre degré. Le fascisme ne peut apporter une « aide » aux algériens que pour affaiblir son ennemi, la France, et faire ensuite main basse sur sa colonie. Les ouvriers révolutionnaires italiens ne l’oublieront pas un seul instant. Ils appelleront les algériens à ne pas faire confiance à leur « allié » perfide et en même temps eux-mêmes poursuivront leur lutte intransigeante contre le fascisme, « principal ennemi à l’intérieur de leur propre pays ». C’est seulement ainsi qu’ils peuvent faire que les rebelles aient confiance en eux, aider la rébellion elle-même et renforcer leurs propres positions révolutionnaires.
Si ce qui vient d’être dit est vrai quant au temps de paix, pourquoi cela deviendrait-il faux en temps de guerre ? Tout le monde connait le principe du fameux théoricien militaire allemand, Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique, mais par d’autres moyens. Cette pensée profonde entraîne tout naturellement la conclusion : la lutte contre la guerre est la continuation de la lutte générale du prolétariat en temps de paix. Est-ce que le prolétariat rejette et sabote en temps de paix toutes les actions et mesures d’un gouvernement bourgeois ? Même lors d’une grêve qui embrasse toute une ville, les ouvriers prennent des mesures pour que dans leurs quartiers il y ait suffisamment de vivres, pour qu’on ne manque pas d’eau, pour que les hôpitaux ne souffrent en rien, etc. De telles mesures ne sont pas dictées par quelque opportunisme envers la bourgeoisie, mais par le souci des intérêts de la grève elle-même, le souci d’avoir pour elle la sympathie des couches les moins favorisées de la ville, etc. Ces règles élémentaires de la stratégie prolétarienne en temps de paix conservent encore toute leur valeur en temps de guerre.
Une attitude intransigeante envers le militarisme bourgeois ne signifie nullement que le prolétariat entre en lutte dans tous les cas contre son armée « nationale ». Des ouvriers n’empêcheront jamais des soldats d’éteindre un incendie ou de sauver les victimes d’une inondation ; au contraire, ils collaboreront coude à coude avec les soldats et fraterniseront avec eux. Mais il ne s’agit pas seulement de catastrophes naturelles fortuites. Si demain les fascistes français tentaient de se lancer dans un coup d’Etat et que le gouvernement Daladier se trouvât contraint de faire agir l’armée contre les fascistes, les ouvriers révolutionnaires, tout en maintenant une indépendance politique complète, lutteraient contre les fascistes, à côté des troupes. Ainsi, dans toute une série de cas, les ouvriers se trouvent contraints non seulement d’admettre et de tolérer, mais encore de soutenir activement des mesures pratiques d’un gouvernement bourgeois.
Dans quatre-vingt-dix cas sur cent, les ouvriers mettent bien un signe moins là où la bourgeoisie met un signe plus. Cependant, dans dix cas il sont contraints de mettre le même signe que la bourgeoisie, mais ils le font avec leur propre estampille, exprimant ainsi leur défiance envers la bourgeoisie. La politique du prolétariat ne se déduit pas automatiquement de la politique de la bourgeoisie en mettant le signe contraire, — en ce cas-là, chaque sectaire serait un grand stratège ; non, le parti révolutionnaire doit s’orienter chaque fois de façon indépendante dans la situation tant intérieure qu’extérieure, en prenant les décisions qui répondent le mieux aux intérêts du prolétariat. Cette règle concerne aussi bien une période de guerre qu’une période de paix.
Imaginons quau cours d’une nouvelle guerre européenne, le prolétariat belge s’empare du pouvoir plus tôt que le prolétariat de France. Hitler tentera, sans aucun doute, d’écraser la Belgique prolétarienne. Pour couvrir son propre flanc, le gouvernement bourgeois français peut se trouver contraint d’aider le gouvernement ouvrier belge en lui donnant des armes. Les soviets belges, bien entendu, saisiront des deux mains ces armements. Mais peut-être les ouvriers français, se guidant sur le principe du défaitisme, seraient-ils tenus d’empêcher leur bourgeoisie d’envoyer des armes à la Belgique prolétarienne ? Seuls des traîtres avérés ou des idiots finis pourraient raisonner ainsi.
La bourgeoisie française peut envoyer des armes à la Belgique prolétarienne uniquement par peur d’un grand péril militaire et dans l’espoir de régler ensuite son compte à la révolution prolétarienne avec ses propres armes. Pour les ouvriers français, au contraire, la Belgique prolétarienne serait un très grand appui dans leur lutte contre leur propre bourgeoisie. L’issue de la lutte serait décidée en fin de compte par le rapport des forces, une politique correcte étant d’ailleurs un facteur très important de ce rapport de forces. La première tâche du parti révolutionnaire serait d’utiliser la contradiction entre les deux impérialismes, français et allemand, pour sauver la Belgique prolétarienne.
Les scholastes ultra-gauches n’opèrent pas avec des notions concrètes, mais avec des abstractions vides. C’est en une abstraction vide de ce genre qu’ils ont changé l’idée de défaitisme. Ils ne se représentent de façon vivante ni la marche de la guerre ni la marche de la révolution. Ils cherchent une formule hermétiquement bouchée qui ne laisse pas passer l’air frais. Mais une telle formule n’est capable de donner aucune orientation à l’avant-garde prolétarienne.
La politique du défaitisme a pour tâche de mener la lutte des classes à sa forme suprême : la guerre civile. Mais cette tâche ne peut être résolue que par la mobilisation révolutionnaire des masses, c’est-à-dire en étendant, approfondissant, aiguisant les méthodes révolutionnaires qui constituent le contenu de la lutte des classes en temps de « paix ». Le parti du prolétariat n’a nullement recours à quelques méthodes artificielles, telles qu’incendies de dépôts, explosions, catastrophes de chemins de fer, etc., pour provoquer la défaite de son gouvernement. Si même il pouvait aboutir à un succès dans cette voie, la défaite militaire ne mènerait nullement en ce cas à un succès révolutionnaire, qui ne peut être assuré que par le mouvement indépendant du prolétariat. Le défaitisme révolutionnaire signifie seulement que dans sa lutte de classe le parti du prolétariat ne s’arrête devant aucune considération « patriotique », car la défaite de son propre gouvernement impérialiste, provoquée ou accélérée par le mouvement révolutionnaire des masses est un mal infiniment moindre que la victoire de ce gouvernement, acquise au prix de l’union nationale, c’est-à-dire de la prostration politique du prolétariat. C’est en cela tout le sens du défaitisme, et ce sens est pleinement suffisant.
Assurément les moyens de lutte changent quand la lutte entre dans un stade ouvertement révolutionnaire. La guerre civile est une guerre et, en tant que telle, elle a ses lois. Il est inévitable que surviennent dans la guerre civile des explosions d’entrepôts, des catastrophes de chemins de fer et toutes les autres formes de « sabotage » militaire. Leur opportunité est établie par des considérations purement militaire : la guerre civile continue la politique révolutionnaire, mais par d’autres moyens, précisément les moyens militaires.
Cependant durant une guerre impérialiste, il peut y avoir des cas où le parti révolutionnaire soit tenu de recourir à des mesures militaires techniques, même si elles ne découlent pas encore immédiatement du mouvement révolutionnaire dans son propre pays. Ainsi, s’il s’agit de l’envoi d’armes ou de soldats contre un Etat ouvrier ou une colonie en rébellion, alors non seulement les méthodes du boycott et de la grève, mais encore les méthodes du sabotage militaire direct peuvent se trouver pleinement opportunes obligatoires. L’emploi ou le non-emploi de telles mesures sera une question de possibilités pratiques. Si les ouvriers belges, ayant conquis le pouvoir durant la guerre, avaient leurs agents militaires sur le sol allemand, le devoir de ces agents serait de ne s’arrêter devant aucun moyen technique pour contenir les troupes de Hitler. Il est absolument évident que les ouvriers révolutionnaires allemands seraient aussi tenus (si seulement ils étaient en état de le faire) de remplir cette tâche dans l’intérêt de la révolution belge, même indépendamment du déroulement général du mouvement révolutionnaire en Allemagne même.
La politique défaitiste, c’est-à-dire la politique de la lutte des classes intransigeante durant la guerre, ne peut par conséquent être la « même » dans tous les pays, tout comme il ne peut y avoir une seule et unique politique du prolétariat en temps de paix. C’est seulement le Comintern des épigones qui a établi un régime tel que les partis de touts les pays lèvent en même temps le pied gauche. Dans la lutte contre ce crétinisme bureaucratique, nous avons montré plus d’une fois que les principes et les tâches générales doivent se réaliser dans chaque pays en accord avec ses conditions intérieures et extérieures. Ce principe et les tâches générales doivent se réaliser dans chaque pays en accord avec ses conditions intérieures et extérieures. Ce principe conserve encore toute sa valeur en temps de guerre.
Les ultra-gauches qui ne veulent pas penser de façon marxiste, c’est-à-dire concrètement, seront pris à l’improviste par la guerre. Leur politique durant la guerre sera le couronnement fatal de leur politique en temps de paix. Les premiers coups de canon rejetteront les ultra-gauches dans le néant politique ou les pousseront dans le camp du social-patriotisme, pour les mêmes raisons pour lesquelles les anarchistes espagnols, négateurs absolus de l’Etat, sont devenus durant la guerre des ministres bourgeois. Pour mener une juste politique en temps de guerre, il faut apprendre à penser correctement en temps de paix.
Source: https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/05/lt19380520.htm
Notes
1 Nous pouvons laisser ici de côté la question du caractère de classe de l’U.R.S.S. Ce qui nous intéresse, c’est la question de la politique à avoir envers un Etat ouvrier en général ou un pays colonial qui lutte pour son indépendance. En ce qui concerne la nature de classe de l’U.R.S.S., nous pouvons recommander en passant aux ultra-gauches de se regarder dans le miroir du livre de A. Ciliga, « Au pays du grand mensonge ». L’auteur, ultra-gauche, complètement dépourvu de formation marxiste, a poussé sa pensée jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’abstraction libérale-anarchiste.
2 Mlle Simone Weil écrit même que notre position est celle de Plekhanov dans les années 1914-1918. S. Weil a assurément le droit de ne rien comprendre. Mais il ne faudrait tout de même pas abuser de ce droit.