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Chine : Un régime capitaliste, le « socialisme de notre temps » ou un régime social « intermédiaire » ?

15 janvier 2022

La gestion de la pandémie par le capitalisme a provoqué une catastrophe sanitaire, sociale et humaine pour la majorité de la population mondiale. Dans cette catastrophe, parallèlement aux millions de morts, la liste des milliardaires s’allonge. L’ensemble de l’organisme économique mondial capitaliste a réagi selon la norme suprême du capital, la loi de l’accumulation. Il convient toutefois de noter l’énorme rapidité de la centralisation du capital alimentée par la pandémie.

Par Ricardo Ayala et Felipe Alegría

En mars 2021, la presse a rapporté que « les super-riches du monde ont augmenté leur fortune de 412 milliards de dollars – 8 milliards de dollars par semaine – pour atteindre un total record de 3 228 milliards de dollars. Elon Musk de Tesla ajoute un montant record de 151 milliards de dollars, pour devenir l’homme le plus riche du monde avec 197 000 dollars« [1].

Nous sommes, en fait, confrontés à une démonstration brutale du développement de la « loi générale de l’accumulation capitaliste » que Marx a décrite dans Le Capital :

Cette loi détermine une accumulation de misère équivalente à l’accumulation de capital. Par conséquent, ce qui est à un pôle l’accumulation de la richesse est à l’autre pôle le contraire, c’est-à-dire, dans la classe qui crée son propre produit en tant que capital, l’accumulation de la misère, des martyrs du travail, de l’esclavage, du despotisme, de l’ignorance et de la dégradation morale. [Reflétant comme jamais auparavant] « le caractère antagoniste de la production capitaliste« [2].

A l’un des termes de la question posée dans le titre, à savoir si la Chine est capitaliste, on pourrait répondre fondamentalement en compilant des informations sur le développement des relations sociales chinoises pendant la pandémie, et dans quelle mesure elles ont conservé les mêmes tendances que le capitalisme impérialiste.

Néanmoins, contre toutes les preuves que nous détaillerons plus loin, le Parti communiste chinois (PCC) et ses collaborateurs internationaux prétendent que ce que nous avons devant nous est un « socialisme avec des caractéristiques chinoises« , une définition fonctionnelle pour justifier et embellir la restauration capitaliste initiée par Deng Xiaoping à la fin des années 1970 et la position centrale du PCC, le parti-état de la bureaucratie mao-stalinienne, au cœur du capitalisme chinois.

  1. Jabbour (PCdoB), le socialisme et travail semi-esclavagiste

Le Parti communiste du Brésil (PCdoB), porte-parole de Xi Jinping et apologiste du PCC, et son spécialiste de la Chine, Elias Jabbour, brandissent le drapeau du socialisme avec des caractéristiques chinoises. Jabbour y apporte même une touche personnelle académique bizarre, en la décrivant comme la « Nouvelle économie du projet« [3]. Cette nouvelle économie deviendrait, dans le « socialisme réel » d’aujourd’hui, un nouveau type de formation socio-économique basée sur une technocratie étatique totalitaire.

Pour notre auteur, ceux qui, comme nous, osent affirmer le caractère capitaliste des relations sociales chinoises, se retrouvent piégés (excusez le ton ampoulé de la citation) dans « une hégémonie positiviste, qui ne dépasse pas les limites de la notion de séparation en parties ; pure abstraction sans rationalité dialectique, piégée dans la représentation abstraite« [4].

Voyons alors quelle est la « rationalité dialectique » de l’accumulation de misère équivalente à l’accumulation de capital dont parlait Marx et qui a lieu en Chine.

Les milliardaires chinois

En octobre 2020, les super-riches de la Chine disposaient d’une fortune estimée à 4 000 milliards de dollars, soit plus que le PIB de l’Allemagne, quatrième économie mondiale. Dans le numéro susmentionné, la famille de Jack Ma est en tête de cette liste macabre dont la fortune est de la taille de l’économie de la Russie. Tout comme les fortunes des milliardaires nord-américains et d’autres pays impérialistes se multiplient, « la richesse de la famille de Ma augmente de 45% alors que le boom du marché des actions et les méga annonces technologiques font grimper la fortune des milliardaires chinois de 1,5 trillion de dollars. »[5]

La pandémie a valorisé les actions des sociétés pharmaceutiques nord-américaines, allemandes et britanniques pour la simple raison qu’elles détiennent leurs brevets dans une forteresse assiégée, alors que des pays comme l’Afrique du Sud n’avaient vacciné que 7 % de leur population à la fin du mois de novembre. Eh bien, le nouveau visage au sommet du TOP 10 des fortunes chinoises est Zhong Shanshan, l’actionnaire principal de la société pharmaceutique chinoise dans le domaine des vaccins, qui avec ses 85 milliards de dollars est désormais l’homme le plus riche d’Asie.

D’autres informations complémentaires nous aident également à sortir des « abstractions » de Jabbour[6] :

  • Pékin est la capitale des « milliardaires » pour la sixième année, avec 145 milliardaires. La Chine compte désormais six des dix villes ayant la plus forte concentration de milliardaires.
  • La pandémie de Covid19 a fait exploser les profits de nouvelles branches : les produits pharmaceutiques, le commerce électronique ou les véhicules électriques (VE). Le Star Market, la bourse technologique chinoise équivalente au Nasdaq, a « généré » 13 nouveaux milliardaires. Parmi eux, le fondateur et principal actionnaire de Tiktok, Zhoang Yiming, qui ajoute 40 millions de dollars à sa fortune et entre dans le TOP 30 avec 60 milliards de dollars. Également, Huang Zheng, fondateur de la plateforme de commerce électronique Pinduoduo, qui totalise 51 milliards de dollars et entre dans le TOP 20 avec 69 milliards de dollars[7].

Cette quantité de milliardaires de la « nouvelle économie du projet » ouvre également la voie à leurs amis occidentaux. Ainsi, les grands fonds d’investissement impérialistes tels que Blackrock, Vanguard ou State Street détiennent conjointement des participations d’environ 10 % des actions des grandes entreprises privées ainsi que dans de nombreuses entreprises d’État chinoises. De leur côté, un magnat comme Bernard Arnault, propriétaire de la multinationale française LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), qui contrôle de grandes marques de luxe, est devenu en mai 2021 la deuxième personne la plus riche du monde, derrière Jeff Bezos, grâce à ses amis chinois :

Les revenus en Europe étaient encore dans le rouge… Mais la demande des consommateurs chinois a repris, et les ventes de LVMH en Asie, hors Japon, ont augmenté de 86 % au premier trimestre par rapport à l’année précédente. Globalement, le chiffre d’affaires de LVMH a augmenté de 32 % en glissement annuel en 2020 et de 8 % par rapport à 2019[8].

La concentration de la richesse et de la propriété dans le capitalisme chinois n’a rien à voir avec la proclamation officielle de Xi Jinping d’une « prospérité commune« . Selon Thomas Piketty (Capital et idéologie, 2019), la part de la richesse entre les mains des 10 % les plus riches de la population se situait entre 40 et 50 % au début des années 1990, vingt ans après la restauration capitaliste. En 2018, cette proportion était passée à près de 70 %[9].

Le camp qui « accumule la misère, les martyrs du travail, l’esclavage et la dégradation morale ».

L’accumulation de richesses n’existe pas sans son contraire, puisque le capital s’accumule en appauvrissant les travailleurs. La propagande sur l’augmentation du salaire moyen en Chine cache le véritable enfer auquel sont soumis les travailleurs :

  • Le 3 janvier 2021, un employé de 22 ans du portail chinois Pinduoduo est décédé à la suite d’une surcharge de travail pour des heures supplémentaires, et a mis le public en colère en soulignant le système dit du « 9-9-6 » [travail de 9h à 21h, six jours par semaine]. Le 9 janvier 2021, un autre travailleur de la même entreprise, prénommé Tan, s’est suicidé à Changsha[10].

C’est le même chemin qu’ont pris les travailleurs/ses de la Foxconn en 2010, lorsqu’il y a eu une série de suicides provoqués par des durées de travail insupportables. La plupart d’entre eux étaient des travailleurs migrants venus de la campagne, à qui la dictature du PCC interdisait de s’organiser afin de lutter pour de meilleures conditions de travail. Jusqu’en 2003, il était même interdit à ces travailleurs d’adhérer aux syndicats officiels, qui sont des organisations totalement liées aux patrons et à la bureaucratie du PCC.

Tout cela nous amène au grand « secret » du développement impétueux du capitalisme chinois après la restauration : la surexploitation brutale des travailleurs/ses, en particulier des travailleurs migrants ruraux :

  • La main-d’œuvre chinoise se compose de plus de 800 millions de personnes, dont 600 millions vivent avec un revenu mensuel de 1 000 yuans [156,83 dollars][11] ou moins, comme l’a déclaré le Premier ministre Li Keqiang l’année dernière. En d’autres termes, plus de 40 % des 1,4 milliard d’habitants du pays vivent avec moins de 5 dollars par jour.
  • Le directeur adjoint de l’Institut national de recherche économique, Wang Xiaolu, affirme que « la moitié des 400 millions de travailleurs urbains chinois sont des travailleurs migrants. La plupart d’entre eux sont exclus du système de sécurité sociale urbain. Ils ne bénéficient d’aucun service public. Moins de 30 % d’entre eux sont couverts par le programme de retraite public« [12].
  • En d’autres termes, ces 200 millions de travailleurs ruraux migrants – ce qui équivaut à la totalité de la population brésilienne – souffrent de conditions inhumaines : ils ne bénéficient d’aucun service public ; 70 % sont exclus du système de sécurité sociale urbain. Dès qu’un travailleur quitte son village, il est lié au système du hukou, un registre basé sur le lieu de naissance de ses parents. Cela signifie que sans résidence urbaine officielle, ils n’ont pas accès aux services publics, de la retraite à l’éducation.
  • Selon des données officielles, pour prendre leur retraite, ils doivent continuer à contribuer au système de sécurité sociale rural dans le village où ils sont enregistrés. S’ils versent une cotisation annuelle d’au moins 100 yuans, ils peuvent recevoir une pension mensuelle minimale de 55 yuans (8,63 dollars) lorsqu’ils atteignent 60 ans. En comparaison, les retraités urbains ont reçu en moyenne 2 362 yuans (370,43 dollars) de pensions mensuelles dans tout le pays en 2016.

Les relations sociales chinoises ne sont pas déterminées par le rôle des monopoles d’État qui subsistent, mais par l’exploitation de la classe ouvrière et l’accumulation du capital, tant dans les entreprises contrôlées par l’État que dans les entreprises privées.

Quelques conclusions

Maintenant, avant de poursuivre avec les spécificités du capitalisme en Chine et de voir comment le capital étatique et le capital privé forment une totalité indissociable, examinons quelques conclusions politiques des thèses de Jabbour et d’autres admirateurs du capitalisme chinois.

Jabbour omet de mentionner l’intensité de l’exploitation des travailleurs chinois et le fait qu’une telle surexploitation n’est concevable que sous un régime dictatorial à parti unique, comme en Chine. Pour lui, comme pour les castro-chavistes et la majeure partie des partis communistes et leurs successeurs, le vieux « marxisme soviétique » qu’ils prônaient autrefois a duré jusqu’à l’effondrement de l’appareil stalinien dans l’ex-URSS et en Europe de l’Est. Après cet effondrement, ils ont dû chercher de « nouveaux modèles », leur nouveau modèle étant le « socialisme de marché avec des caractéristiques chinoises » à la Xi Jinping, un modèle aussi légitime que l’était auparavant la dictature stalinienne soviétique. Pour eux tous, non seulement le projet de socialisme de Marx et Lénine a été dépassé par l’histoire, mais aussi sa sage-femme, la révolution socialiste.

Pour Jabbour et ses congénères, le capitalisme chinois est une puissance bienfaitrice de l’humanité avec laquelle il faut tisser une « alliance anti-impérialiste » contre les USA. Une alliance qui fasse une place aussi bien la dictature de Poutine, qu’au gouvernement des Talibans, au régime militaire pakistanais, à la junte putschiste du Myanmar, à la dictature cubaine, à celle d’Ortega au Nicaragua et au régime de Maduro. Une alliance dans laquelle ils réservent des places aux gouvernements progressistes d’Amérique latine.

La confiance aveugle de Jabbour dans le capitalisme chinois fait de celui-ci et de ses investissements le grand allié naturel du développement (capitaliste) brésilien, comme si le capitalisme chinois n’était pas gouverné par ses propres intérêts. En fait, l’alternative du PCdoB pour le développement du Brésil ne s’inscrit que dans le contexte de la nouvelle situation du pays dans la division mondiale du travail, avec désormais sa désindustrialisation relative et sa subordination à l’importation de biens industrialisés de la Chine en échange de l’exportation des ressources naturelles. Il semble que Jabbour n’ait pas beaucoup tenu compte, lors de l’élaboration de ses propositions, de la politique prédatrice et de la surexploitation du travail du bienfaisant capitalisme chinois en Asie et en Afrique.

  1. Un régime « hybride » entre le socialisme et le capitalisme ?

Au-delà du courant castro-chaviste et des PC survivants, il existe des intellectuels de gauche qui, de manière plus raffinée, coïncident avec Jabbour sur certains aspects fondamentaux. Pour ces intellectuels, le régime chinois, s’il n’est pas le socialisme de notre temps, lui ressemble beaucoup. Un représentant de ce secteur intellectuel est l’Argentin Claudio Katz.

Claudio Katz nie catégoriquement que la restauration capitaliste ait eu lieu en Chine, bien qu’il reconnaisse que des éléments importants du capitalisme ont été introduits. Cette introduction serait toutefois « partielle et réversible« . Contrairement à Jabbour, Katz estime qu’il est excessif de parler de socialisme en Chine et soutient que nous sommes confrontés à un régime « hybride » entre socialisme et capitalisme, un régime qui n’a pas encore opté pour l’une ou l’autre direction.

Cependant, pour Katz, ce régime « intermédiaire » peut durer des « décennies« , de sorte que nous ne serions pas face à une impasse historique provisoire, mais à une nouvelle formation sociale qui, comme il le dit, « implique le projet général du socialisme« . Pour mieux nous comprendre, nous serions confrontés à un régime social historiquement nécessaire dans la transition du capitalisme au socialisme. Bien sûr, vues de cette façon, les différences entre Jabbour et Katz se trouvent vraiment diluées.

Katz est obligé de reconnaître que « la petite et moyenne propriété privée dans l’agriculture a cédé la place aux grandes entreprises industrielles appartenant à la nouvelle bourgeoisie. La fixation des prix selon les normes de la concurrence a été étendue à la plupart des valeurs, les modes d’exploitation ont été étendus et l’accumulation des profits a enrichi une minorité influente. En outre, les anciens goulots d’étranglement générés par la sous-production ont été remplacés par des tensions dues au surinvestissement. (…) De ce panier d’éléments, le plus significatif est l’émergence d’une classe propriétaire des moyens de production qui cherche à transmettre des privilèges à ses héritiers. »

Mais cela, selon Katz, ne permet pas de conclure que le capitalisme est en vigueur en Chine. Il affirme même que « la réponse serait probablement affirmative dans d’autres circonstances historiques« . Mais comme la Chine est entrée dans le capitalisme dans un contexte mondial de « néolibéralisme et de financiarisation » sans adopter ces deux caractéristiques, cela a rendu la restauration du capitalisme « très incomplète dès le départ« . Autrement dit, si le capitalisme chinois ne reproduit pas les caractéristiques du capitalisme nord-américain, européen, japonais ou, disons, brésilien, on ne peut pas parler de capitalisme.

Mais l’impérialisme a développé à l’extrême la socialisation du travail à l’échelle mondiale, incorporant les pays dans les chaînes de production de ses oligopoles. Cependant, cela n’implique en aucun cas que toutes les formations capitalistes soient homogènes entre elles. Au contraire, elles revêtent des expressions bien différentes, en fonction des circonstances historiques et de leur place dans la chaîne impérialiste. D’autre part, ce dont nous discutons ici, ce sont les relations sociales de base qui régissent le pays. Et il est indéniable, où que l’on regarde, que nous sommes confrontés à un régime d’exploitation (« avec des caractéristiques chinoises ») au service de l’accumulation capitaliste.

Mais, en fait, la principale raison qui fait douter Claudio Katz de la nature sociale du régime chinois, c’est le rôle joué par la bureaucratie mao-stalinienne. Le PCC est, pour Katz, le grand pilier de la partie socialiste de l’hybride chinois, ce qui empêche la restauration du capitalisme. Il insiste indéfiniment sur ce point. La citation suivante vaut la peine d’être mentionnée : « L’ancien système politique structuré autour du Parti communiste a persisté et a affirmé sa domination dans la gestion économique. Les contrastes avec ce qui s’est passé en Europe de l’Est sont si catégoriques que l’auteur de la comparaison [c’est-à-dire lui-même] s’interroge sérieusement sur la fait que le capitalisme soit actuellement en vigueur en Chine. » En d’autres termes, tant que le contrôle du pouvoir d’État restera entre les mains du PCC, il n’y aura pas de capitalisme en Chine. De cette manière, pour Katz, les énormes souffrances et coûts sociaux, politiques et environnementaux causés par la restauration capitaliste deviennent secondaires.

En fait, il est surprenant de soutenir que la Chine n’est pas capitaliste parce que le PCC domine l’État, précisément lorsque le protagoniste de la restauration n’est autre que le PCC, le parti unique de la bureaucratie mao-stalinienne. Il est tout aussi surprenant de nier la nature capitaliste du régime chinois parce qu’il « n’a pas adopté le néolibéralisme et la financiarisation » à la manière occidentale. Le fait est que, vu l’énorme retard pris par la Chine dans son décollage, son ouverture sans entrave au capital financier occidental signifierait tout simplement le suicide de la bureaucratie mao-stalinienne et la conversion du pays en une simple semi-colonie américaine.

Par un tour de magie, Katz traite la bureaucratie et la bourgeoisie chinoises comme des entités étrangères l’une à l’autre, « parallèles » entre elles. Ainsi, il écrit : « Au lieu d’enterrer la structure politique du Parti communiste, ils ont décidé de la consolider, et au lieu de fusionner la nouvelle classe capitaliste avec le pouvoir politique, ils ont simplement accepté son existence comme une force parallèle à leur propre direction. » Katz oublie que le PCC n’est pas seulement celui qui a promu et dirigé la restauration du capitalisme depuis le sommet de l’État, mais qu’il en est aussi le principal bénéficiaire et l’acteur clé. Le capital d’État et le capital privé, comme nous le verrons plus tard, forment un conglomérat inséparable dans la configuration du capitalisme chinois.

À nous, qui soutenons que le capitalisme a été restauré en Chine, Katz reproche de ne pas préciser « quand l’enterrement a eu lieu. La caractérisation de ce tournant est essentielle pour définir le sens attribué au concept de capitalisme ou de socialisme« . Dans son ouvrage « La révolution trahie » (1936), Trotsky écrivait qu’au cas où ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne prendraient le pouvoir en URSS, il ne fallait pas penser que la bureaucratie stalinienne abdiquerait en faveur de l’égalité socialiste et que « dans l’avenir, il sera inévitable qu’elle cherche à s’appuyer sur les rapports de propriété« . C’est ce qui s’est passé avec la Réforme et l’ouverture de Deng en 1978 (ainsi qu’avec la perestroïka de Gorbatchev en 1986)[13].  Tous deux constituaient des plans conscients pour la restauration du capitalisme par l’utilisation des ressources de l’État. L’État, à partir de ce moment, en tant qu’instrument de la restauration en cours, est devenu capitaliste par nature. Comme le soulignait Trotsky dans l’ouvrage précité : « le caractère de classe d’un État est donné par les formes de propriété et les rapports de production qu’il protège et défend« .

Le développement inégal et combiné dans la restauration

Parmi ceux qui nient la nature capitaliste de la Chine, on trouve également Michael Roberts, l’économiste marxiste britannique. Roberts défend sa thèse d’une manière plus sophistiquée que Katz et adopte une approche plus critique de la bureaucratie chinoise.

Le problème de Roberts est qu’en prenant des éléments de la réalité (le rôle de l’État et du PCC dans l’économie ou les transferts de valeur de la Chine vers les grandes entreprises multinationales et les pays impérialistes), il les sépare du processus global, les transforme en une totalité et les fige dans une image statique, ignorant complètement l’origine historique de la restauration et son propre mouvement.

Roberts ne tient pas compte de la logique interne de la bureaucratie mao-stalinienne, de son cours historique et de son projet restaurationniste, qui devient conscient et explicite avec la « Réforme et l’ouverture » de Deng Xiaoping en 1978 : un projet sous-tendu par l’intégration de l’économie chinoise dans la mondialisation impérialiste, après la réconciliation avec l’impérialisme américain en 1972[14].

La bureaucratie stalinienne chinoise a entrepris la restauration capitaliste grâce aux ressources de l’État totalitaire ; en s’appuyant sur les possibilités offertes par l’intégration dans les chaînes de valeur des nouvelles branches liées aux technologies de l’information et de la communication (TIC), fragmentées au niveau international dans la nouvelle division mondiale du travail (mondialisation) et basées en Asie orientale. Elle a profité des inégalités internes, avec un pays marqué par une écrasante majorité de la population dans les campagnes et une énorme explosion urbaine, ce qui ouvrait un immense potentiel pour son marché intérieur. La bureaucratie a profité du retard économique historique du pays et a utilisé à fond les traditions coloniales de Hong Kong, Taïwan et Macao. Tout reposait sur l’exploitation la plus brutale de la classe travailleuse.

La trajectoire d’une entreprise emblématique, la société taïwanaise Foxconn (Hon Hai), connue dans le monde entier pour avoir assemblé, entre autres, l’iPhone, le Kindle et les appareils PlayStation, illustre ce processus. L’entreprise de Terry Gou est née dans le cadre de la nouvelle division mondiale du travail (DMT). Fils d’immigrés après la défaite du Kuomintang dans la guerre civile en 1949, Gou a créé sa société en 1974 dans la banlieue de Taipei en assemblant des interrupteurs pour téléviseurs noir et blanc ; quelques années plus tard, il a assemblé la console Atari (jeux vidéo, ndt) et au début des années 1980, IBM figure dans son portefeuille. Mais pour poursuivre son expansion, il s’est heurté à une limite qui se trouvait dans la disponibilité de la main-d’œuvre et dans les salaires, qui augmentaient tant à Taïwan que dans les trois autres « petits tigres asiatiques » (Hong Kong, Singapour et la Corée du Sud)[15].

Gou a trouvé sa réponse en Chine continentale. En 1988, il a ouvert sa première usine dans la zone économique spéciale (ZES) de Shenzhen. En intégrant verticalement le processus d’assemblage, elle a agrandi l’échelle en incorporant plus d’un million d’ouvriers/ères dans le semi-esclavage de ses usines-casernes. Désormais, il ne se contente pas d’assembler des produits pour les oligopoles nord-américains, mais compte également parmi ses principaux clients de grandes multinationales chinoises telles que Huawei, Xiaomi et Lenovo.

Dans les ZES, constituées en 1981, les investissements étrangers bénéficiaient de privilèges importants en matière d’impôts, d’infrastructures ou de rapatriement des bénéfices, en plus de disposer d’une main-d’œuvre abondante dans des conditions de semi-esclavage. Dans leur première phase, les ZES ont principalement abrité des investissements en provenance du Japon, de la Corée, de Hong Kong et de Singapour. La raison en était le prix de la main-d’œuvre pour l’expansion des chaînes de production régionales. Par la suite, les privilèges des ZES ont été étendus à de nombreuses villes côtières. Plus tard, à partir de 2000, avec l’entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Chine a connu un boom des investissements en provenance des États-Unis et de l’Union européenne (UE).

Parallèlement à ces processus, il existe un autre phénomène, qui repose sur le développement inégal qui caractérise l’expansion capitaliste en Chine. Examinons un exemple remarquable. En 1987, un officier supérieur de l’armée, Ren Zhengfei, a créé Huawei, et ce n’est pas une simple coïncidence, également à Shenzen. En quelques années, l’entreprise est devenue le premier fournisseur mondial d’équipements internet de cinquième génération (5G), la marque de smartphones la plus vendue en Chine et la deuxième au monde, marchant sur les talons des oligopoles impérialistes.

À la fin des années 1980, les smartphones et l’internet relevaient de la science-fiction. La plupart des habitants du pays vivaient à la campagne et n’avaient même pas de téléphone fixe. Ainsi, dans un pays qui ne disposait pas d’équipements analogiques pour étendre le réseau de téléphonie fixe, Huawei est entré dans l’ère numérique en occupant le terrain de la téléphonie rurale, qui n’intéressait pas les grands monopoles étrangers. La technologie des centraux téléphoniques (commutateurs téléphoniques)[16] a été développée par l’Institut d’ingénierie des forces armées et est devenue par la suite un élément d’accumulation de capital dans les chaînes de production de Huawei. Du premier équipement (HJD-04), un central téléphonique numérique pour les lignes fixes, aux équipements pour les téléphones mobiles intégrés à l’Internet, la vitesse est vertigineuse[17]. Le contrôle du marché intérieur est venu avec le passage à la 3G[18], entièrement développée en Chine en 2006 pour être adoptée par le ministère des communications, puis à l’échelle mondiale.

Roberts, comme Katz, ne voit pas les caractéristiques concrètes de la bourgeoisie chinoise et plaide pour une distinction, aussi sommaire qu’artificielle, entre la bureaucratie d’État et la bourgeoisie privée. Mais le lien qui les unit est intime, charnel, une véritable fusion.

Non seulement la haute bureaucratie dirige les banques et les grandes entreprises d’État (SOE), mais elle profite aussi directement de leurs affaires par le biais de sa participation directe et indirecte au réseau de filiales privées que celles-ci ont créées dans des endroits comme Hong Kong. En même temps, en fonction de son rôle dans la direction de l’État, elle participe directement aux profits capitalistes, veillant ainsi aux intérêts de la bourgeoisie et de l’État capitaliste dans son ensemble.

Les grandes entreprises privées sont financées et ont une participation de l’État, de la même manière que les grandes entreprises d’État, y compris les banques, ont une participation de capitaux privés, tandis que sont formés de grands consortiums qui incluent les deux. Les entreprises d’État (SOE) « petites et moyennes » ont été privatisées et confiées à la bureaucratie des provinces dans les années 1990[19].

Le scandale Evergrande a révélé que la plupart des banques locales (134) et rurales (1400) – représentant un tiers du secteur bancaire commercial chinois – sont contrôlées par des magnats privés. À cela s’ajoutent les affaires privées, construites sur la corruption structurelle, partagées entre la nouvelle bourgeoisie privée et les bureaucraties locales et provinciales, dont elles dépendent des décisions, ainsi que le réseau d’entreprises privées, gérées par des « copains » (comparses), qui parasitent les différents appareils et services de l’État. Nous sommes en présence d’une classe capitaliste unique, entrelacée, composée de différentes fractions aux intérêts spécifiques, présidée et disciplinée par la haute bureaucratie capitaliste d’État.

Huawei, qui a émergé des entrailles des forces armées, est devenu un oligopole qui exploite 194 000 travailleurs et possède des entreprises dans 170 pays[20]. Son point d’appui pour conquérir le marché étranger a été l' »économie d’échelle » provenant des achats effectués par l’État, qui, pendant la pandémie, a étendu le réseau 5G à toutes les grandes villes chinoises. Les contrats de Huawei à l’étranger sont conclus avec la participation du gouvernement chinois et sont financés par des prêts des banques d’État chinoises. L’achat de Volvo par Geely a été financé par les banques de la province de Shanghai…

La grande bourgeoisie chinoise n’est pas un secteur homogène, mais, en raison de l’origine de ses monopoles, une classe dominante complexe qui, au-delà des intérêts de classe qui l’unifient dans son ensemble, abrite également différentes fractions aux intérêts contradictoires.

Ainsi, les oligopoles apparus dans les années 90, dans le sillage du développement des chaînes productives d’équipements pour Internet, principalement liées au commerce en ligne, se sont approprié une masse énorme de profits, se transformant en holdings orientées vers l’investissement productif et le marché financier, menaçant le monopole des banques d’État dans la création de monnaie.

L’un de ces magnats du commerce électronique est Ma Huateng, qui a émigré de Shantou, un village de pêcheurs à l’est de Shenzhen, pour créer en 1998 la société Tencent, aujourd’hui le plus grand fournisseur de jeux vidéo au monde. Son produit phare est l’application de messagerie tout-en-un, WeChat, une application qui réunit en une seule combinaison WhatsApp, Facebook, Venmo, Tinder, Spotify, Amazon, ainsi qu’un système de paiement et de transfert en ligne. Il compte environ un milliard d’utilisateurs, dont la grande majorité en Chine.

En janvier 2021, sa valorisation boursière était proche d’un milliard de dollars. Tencent a des participations dans plus de 600 entreprises, des fonds de capital-risque et a commencé à se concentrer sur les entreprises technologiques émergentes en Asie, avec un intérêt particulier pour l’intelligence artificielle. Lorsqu’elle a commencé à acquérir des entreprises à l’étranger, comme l’américain Riot Games ou le finlandais Supercell, elle a été bloquée par l’UE et le gouvernement des États-Unis[21].

Colin Huang ou Huang Zheng est le fondateur de la société de commerce électronique Pinduoduo, qui est devenue la plus grande plateforme agricole de Chine. Fondée en 2015, la publicité représentait environ 90% des revenus, mais son activité est financière, en équipant les agriculteurs et les entrepreneurs des communautés rurales d’un système d’achat collectif sans précédent, effaçant la frontière entre le commerce de détail et le commerce de gros. En avril 2020, Pinduoduo a réalisé son premier investissement stratégique en souscrivant à 200 millions de dollars de titres convertibles émis par Gome Retail Holding, un important détaillant d’appareils électroménagers et électroniques en Chine[22].

Les profits provenant du secteur improductif (e-commerce) et ceux des monopoles industriels (Huawei…), s’entremêlent sur le marché des capitaux – bourse et marchés obligataires – et sont dirigés vers les branches dont l’accumulation de capital est supérieure à la moyenne.

Cet enchevêtrement place le géant du commerce électronique Alibaba, dirigé par Jack Ma, principal actionnaire de la fintech Ant Group, dans la course à la production de puces. De même, le troisième fournisseur mondial de smartphones, Xiaomi, annonce son entrée dans l’industrie chinoise des véhicules électriques, rejoignant ainsi d’autres entreprises technologiques telles que Huawei Technologies Co et Baidu [opérateur de commerce électronique] dans une offre majeure pour le plus grand marché automobile du monde. Même la surendettée Evergrande, spécialisée dans la spéculation immobilière, a mis le pied dans le secteur des voitures électriques.

Au lieu de rendre compte de ce processus vivant, Michael Roberts trace un récit unilatéral, abstrait et sans vie autour de la loi de la valeur, comprise comme une catégorie abstraite et supra-historique. Une telle loi, écrit Roberts, apparaît « déformée, limitée et bloquée » par « l’interférence bureaucratique de l’État et de la structure du parti« . Par conséquent, conclut Roberts, la Chine ne serait pas capitaliste.

La loi de la valeur et le rôle des États

Roberts fournit comme arguments irréfutables, pour étayer sa conclusion, des données du FMI qui comparent la Chine aux États-Unis, à l’Allemagne ou à la France, comme si tous ces pays avaient une origine et un développement historique comparables et comme si une simple analogie formelle suffisait à résoudre le problème. La plus « irréfutable » de ses preuves (celle qu’il qualifie de « chiffre qui tue« ) est un calcul du FMI selon lequel le stock d’actifs productifs de l’État en Chine est trois fois supérieur à celui du secteur privé, alors qu’il n’est que de 50 % aux États-Unis et au Royaume-Uni et de 75 % au Japon et en Inde[23]. Mais ces données, outre qu’elles ne reflètent qu’un certain moment de l’évolution du capitalisme chinois, ne démontrent que deux choses : 1/ que son origine se trouve dans la restauration capitaliste d’un État ouvrier bureaucratisé et 2/ que sans un puissant État totalitaire jouant un rôle central, le capitalisme chinois ne serait pas en mesure de rivaliser avec l’impérialisme sur la scène capitaliste mondiale.

Roberts « oublie » que la loi de la valeur s’exprime de manière « déformée », surtout à l’ère impérialiste, marquée par la domination des grands monopoles, du capital financier et des grands États impérialistes qui les représentent. Pour Roberts, la loi de la valeur ne fonctionnerait qu’à l’époque éloignée du capitalisme de libre concurrence. Mais pour comprendre le rôle décisif de l’État capitaliste dans l’économie, il n’est pas nécessaire de remonter aux première et deuxième guerres mondiales, aux périodes qui les ont précédées et à la reconstruction qui a suivi, à la gestation de l’impérialisme japonais ou à l’émergence des Tigres asiatiques.

Un exemple très actuel de cette « distorsion » est la loi milliardaire (250 milliards de dollars) sur l’innovation et la concurrence adoptée par le Sénat américain en juin 2021 pour faire face au capitalisme chinois. Une loi qui, comme le souligne le New York Times, n’est pas sans rappeler le programme Made in China 2025 de Xi Jinping il y a six ans. L’histoire contemporaine montre le rôle décisif joué par l’État capitaliste dans l’économie, en faussant le « marché libre ». Elle montre comment la loi de la valeur s’impose de manière « déformée » et indirecte. La faillite du géant chinois de l’immobilier Evergrande en est une bonne démonstration.

Le capital financier et la réglementation des BigTechs

Roberts ne considère pas le rôle de la bureaucratie comme le moteur et le centre de la restauration capitaliste ; il ne voit pas son entrelacement avec le capital privé formant un seul conglomérat autour de l’État. Tout comme nous le critiquions chez Katz, Roberts ne comprend pas que si la bureaucratie chinoise abandonnait le système bancaire et ne contrôlait pas le compte de capital, en fixant des limites à l’entrée du capital financier impérialiste et à certains mécanismes de « libre marché », elle serait violemment délogée, l’indépendance politique du pays aurait été directement menacée et la Chine condamnée à redevenir une semi-colonie. Mais le PCC a tiré les leçons de ce qui s’est passé dans l’ancienne URSS et en Europe de l’Est, et il n’était pas disposé à le répéter.

Cependant, malgré les restrictions à l’entrée des banques impérialistes et les limites imposées aux fonds d’investissement étrangers dans l’achat et la vente d’actions à la bourse, le marché des capitaux chinois existe et est vigoureux. Dans ce contexte, le nouveau cadre réglementaire pour les BigTechs chinoises a été critiqué par le magazine britannique The Economist comme une attaque de Xi Jinping contre la libre initiative. En revanche, les « enfants de chœur » internationaux de Xi, comme Jabbour ou les castro-chavistes, la défendent comme un exemple de « socialisme avec des caractéristiques chinoises« .

La croissance rapide de l’économie numérique a concentré entre les mains d’Alipay (Ant Group), WeChat Pay (Tencent) et de leurs amis 5 400 milliards de dollars de transactions commerciales en 2020, soit 9,6 % de plus qu’en 2019, ce qui place la Chine au deuxième rang des marchés du commerce électronique après les États-Unis. Les deux sociétés dominent ensemble plus de 90 % du marché des paiements mobiles.

L’argent qui fonctionne comme moyen de circulation (mesure de la valeur et moyen de paiement) ne se distingue de sa fonction de capital que par ses diverses formes selon les moments du cycle économique. Sa forme numérique apparaît comme un simple signe, une mesure de la valeur, et fait office de monnaie imaginaire compte tenu de la vitesse atteinte par les transactions (de biens et de capitaux). Sa forme fétichiste est le reflet du fétichisme de la marchandise elle-même, pour continuer à dissimuler le caractère social du travail privé[24].

La centralisation croissante des oligopoles technologiques chinois des moyens de paiement entre les mains de holdings qui contrôlent des centaines d’autres sociétés – expression authentique du capital financier – accroît de manière exponentielle sa capacité d’investissement et menace le contrôle du système de crédit de l’État et du marché des changes lui-même, qui brasse des milliards de dollars par jour[25].

Les mesures du nouveau cadre réglementaire des Big Tech instituées par Xi réduisent les investissements dans les branches productives marquées par la suraccumulation (logement, infrastructures et leurs fournisseurs comme l’acier, le ciment, etc.), étendent leur présence dans la BRI, l’Initiative de la Ceinture de la Soie et la Route de la Soie, et orientent les investissements des holdings technologiques vers les goulets d’étranglement des chaînes productives des TIC afin de faire face à la guerre technologique menée par Biden, dans le but d’atteindre l’autosuffisance dans la production de puces. C’est le rôle de l’État dans tout pays capitaliste et, bien entendu, il n’annule en rien la loi de la valeur, comme le souligne Roberts.

Roberts ne voit pas que le processus de restauration capitaliste chinois (dont le gradualisme a répondu aux leçons que la bureaucratie mao-stalinienne a tirées de l’écroulement des partis staliniens en URSS et en Europe de l’Est) est marqué par l’extrême souci de la bureaucratie de préserver son pouvoir. La restauration capitaliste en Chine est allée de pair avec le maintien et le renforcement du régime dictatorial à parti unique. Sans ce régime totalitaire, il aurait été impossible de garantir la surexploitation et l’arbitraire sur les travailleurs et les paysans chinois et il ne pourrait pas préserver les privilèges des couches supérieures du PCC, ni les intérêts de la bureaucratie restauratrice dans son ensemble et de la nouvelle bourgeoisie privée. Sans cette main de fer, les investissements étrangers ne seraient jamais arrivés ou n’auraient jamais converti la Chine en leur principale destination.

Roberts, comme les autres admirateurs du « miracle économique » chinois, identifie le « progrès » au « pouvoir d’achat »[26] et est incapable d’expliquer que, sous la domination capitaliste-impérialiste, tout progrès de la capacité productive, tel que celui occasionné par la restauration capitaliste en Chine, déclenche en même temps d’énormes forces destructrices qui se traduisent par des coûts humains et environnementaux très élevés et irréparables : 1/ Délocalisations industrielles massives en Occident, accompagnées d’une baisse brutale des salaires et des normes de travail de la classe ouvrière à l’échelle mondiale ; 2/ en Chine, un régime de travail semi-esclavagiste sous forme d’usines-casernes pour 200 millions de travailleurs ruraux migrants, en plus de la régression générale des conditions de travail de la classe ouvrière urbaine, ainsi que les conditions de vie lamentables de millions de paysans déplacés de force vers des zones suburbaines et urbaines par des fonctionnaires locaux désireux de libérer des terres agricoles pour les vendre à des promoteurs immobiliers ; 3/ une inégalité sociale brutale, qui est parmi les plus élevées du monde ; 4/ une rupture très grave du métabolisme avec la nature, laissant le pays affecté par la plus grande catastrophe environnementale du monde, avec son impact planétaire correspondant en matière de réchauffement climatique et d’épuisement des ressources minérales et énergétiques ; 5/ une dictature policière étouffante sur le peuple chinois ; et 6/ une politique expansionniste d’épuisement des ressources naturelles, de surexploitation de la main-d’œuvre locale et de soutien à des régimes dictatoriaux en Asie et en Afrique.

Une vision embellie de la bureaucratie restaurationniste

Enfin, Roberts simplifie et réduit les relations fondamentales entre la Chine et les États-Unis au « transfert de valeur » entre les deux pays, sans même considérer les conflits entre les monopoles des deux pays pour la suprématie et les superprofits technologiques. Nous ne développerons pas dans ce texte la place que, selon nous, la Chine occupe dans l’actuelle division mondiale du travail et dans le système des États.

Mais en tout état de cause, la relation entre la Chine et l’impérialisme dominant, les États-Unis, ne peut être réduite à un « transfert de valeur » et à une comparaison de la productivité globale du travail dans les deux pays, comme si rien n’avait changé ou ne changeait au cours de ces 40 années, comme si la réalité était figée. Comme s’il n’y avait pas eu et s’il n’y avait pas une double voie combinée d’accumulation capitaliste en Chine : celle des grands oligopoles occidentaux et l’accumulation autonome du capitalisme chinois, toutes deux soutenues par la surexploitation des travailleurs chinois.

Comme si la relation entre ces deux voies d’accumulation capitaliste n’avait pas profondément évolué, avec un énorme développement de l’accumulation capitaliste autonome, tant privée qu’étatique. Comme si les oligopoles chinois n’étaient pas entrés en concurrence ouverte avec les oligopoles américains et occidentaux pour la domination technologique et les superprofits associés. Comme si la bataille pour l’hégémonie en Asie ne battait pas son plein. Au-delà de la théâtralité, les propos du leader de la majorité démocrate au Sénat américain, Chuck Schumer, peu avant le vote de la loi sur l’innovation et la concurrence, sont éclairants : « Si nous ne faisons rien, nos jours en tant que superpuissance dominante sont peut-être comptés« .

Curieusement, il est intéressant de mentionner comment la combinaison de son approche unilatérale et réductionniste, ainsi que les données qu’il extrait du FMI, conduisent Roberts à des conclusions absurdes. C’est le cas lorsqu’il écrit que, « sur les 101 pays à « revenu intermédiaire » en 1960, seuls 13 ont réussi à se détacher du groupe pour devenir des économies avancées en 2008. » Sauf que parmi ces « économies avancées« , outre le Japon, on trouve Hong Kong, Singapour, Taïwan, la Corée, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Irlande, Israël, Maurice, Porto Rico et la Guinée équatoriale. Il ne semble pas nécessaire d’ajouter des commentaires.

Dans le même ordre d’idées, Roberts ajoute : « Ce n’est pas un hasard si seules deux grandes économies en développement sont entrées dans le club des riches pays capitalistes au cours des 50 dernières années (Taïwan et la Corée), mesurées en PIB par habitant. » Mais qualifier un protectorat des États-Unis comme Taïwan de pays impérialiste en fonction du revenu par habitant ne semble pas très raisonnable, pas même pour la Corée du Sud, avec 28 500 soldats nord-américains stationnés sur son territoire.

La voracité des conglomérats chinois à l’égard de l’étranger semble indéniable. Toutefois, selon Roberts, les investissements dans la BRI « ne visent pas le profit. Tout est fait pour étendre l’influence économique de la Chine dans le monde et extraire des ressources naturelles et technologiques pour l’économie nationale » (sic). Comme si les investissements chinois à l’étranger, où d’ailleurs les capitaux privés accompagnent et sont associés aux capitaux d’État, n’étaient pas un élément central des plans mondiaux de la Chine !

Roberts affirme également que les investissements chinois à l’étranger ne sont pas dus à la nécessité d’absorber les capitaux excédentaires ou à la baisse du taux de profit à l’intérieur de la Chine. Cependant, le surinvestissement et la surproduction qui ont suivi la gigantesque vague d’investissements après la crise mondiale de 2008-2009 sont plus que démontrés par l’écrasante majorité des chercheurs et Roberts lui-même, d’autre part, souligne dans plusieurs de ses articles la chute du taux de profit domestique chinois en conséquence des grands investissements réalisés.

Dans l’un de ses derniers articles, datant de mai 2018, intitulé « Xi prend le contrôle total de l’avenir de la Chine« , Roberts écrit que sous Xi, la majorité du sommet du PCC poursuivra le modèle économique actuel, dominé par les grandes entreprises d’État et l’appareil du parti unique, car « même l’élite se rend compte que si elle s’engage sur la voie capitaliste et que la loi de la valeur devient dominante, cela exposera le peuple chinois à une instabilité économique chronique, à l’insécurité de l’emploi et des revenus, et à une plus grande inégalité« .

Bien qu’il affirme ensuite que cette bureaucratie « est unie dans son opposition à la démocratie socialiste » et veut « préserver son pouvoir autocratique et les privilèges qui en découlent« , il véhicule néanmoins une vision embellie d’une bureaucratie restauratrice à laquelle il attribue implicitement un rôle progressiste. Dans l’un de ses écrits les plus récents, « China in the post-pandemic decade » (mai 2020), Roberts se montre plus critique envers la bureaucratie chinoise et introduit des qualifications qui s’écartent de la complaisance de Katz.

Il nous parle d’un « gouvernement communiste autocratique, souvent inefficace, à parti unique, qui a imposé des mesures draconiennes pendant la pandémie, a réprimé impitoyablement les dissidents, et la révolution culturelle a été une parodie percutante, qui réprime les minorités, qui maintient des camps de rééducation au Xinjiang, où personne ne peut s’élever contre le régime sans en subir les conséquences, qui a imposé un régime militaire à Hong Kong… » Toutefois, le point central n’est pas mentionné : la nécessité de renverser la dictature (capitaliste) du PCC afin de mettre en place un gouvernement des travailleurs soutenu par une démocratie socialiste qui prendra des mesures pour construire le socialisme et étendre la révolution mondiale.

Quelques conclusions stratégiques des thèses de Katz et Roberts

Claudio Katz résiste timidement à expliciter les conclusions de ses thèses, et Michael Roberts, absorbé par le « raisonnement économique », ne les développe pas davantage. Mais si leurs thèses étaient vraies, elles reviendraient à déclarer pour toute une époque historique l’impuissance du prolétariat à reprendre la lutte pour le pouvoir et à reprendre la construction du socialisme. Cela signifierait reconnaître dans cette bureaucratie étatique un nouveau sujet historique alternatif[27], ni capitaliste ni socialiste, tout-puissant et dictatorial, qui représenterait, malgré tous ses défauts, un camp progressiste par rapport au capitalisme et à l’impérialisme.

Le rôle de la classe ouvrière se limiterait à faire pression sur cette bureaucratie pour obtenir certaines réformes et, évidemment, il serait interdit, parce que réactionnaire, de faire une révolution pour la renverser. Le différend entre les États-Unis et la Chine serait entre le capitalisme impérialiste et une nouvelle formation sociale progressiste, malgré ses défauts, dans le camp de laquelle il faudrait rester, bien que de manière « critique ».

En fait, son unilatéralisme et sa conception formelle et abstraite du marxisme conduisent Michael Roberts[28] à l’extrémité d’affirmer que quiconque soutient que la Chine est capitaliste nierait le marxisme, car si, avec son « succès phénoménal en matière de croissance économique« , la Chine restait capitaliste, « ce serait une réfutation de la théorie marxiste de la crise et une justification du capitalisme« . Bien sûr, puisqu’il ne peut pas prouver que la Chine ressemble au socialisme, il la caractérise comme une « bête bizarre (weird beast)« , ni capitaliste ni socialiste. Nous pouvons seulement dire que pour introduire une telle nouvelle catégorie dans le corpus théorique du marxisme, il faudrait une justification théorique plus profonde que quelques chiffres économiques figés, isolés du contexte général et historique, et un argumentaire tiré par les cheveux.

Notes

[1] https://www.hurun.net/en-US/Info/Detail?num=LWAS8B997XUPhttps://www.hurun.net/en-US/Info/Detail?num=LWAS8B997XUP

[2] Karl Marx. O Capital, t.1, sétima seção. XXIII. A Lei Geral da acumulação capitalista. P. 547. Fundo de Cultura Econômica.

[3] Elias Jabbour, China e as novas possibilidades do socialismo científico. Margem Esquerda, p. 35. Revista da Boitempo. Nº 37, 2° Semestre, 2021.

[4] Idem. P. 33

[5] Données de la dernière liste des Riches du rapport Hurun, diffusée par une entreprise privée chinoise semblable à Forbes, consacrée au classement dos magnats chinois. https://www.scmp.com/business/money/wealth/article/3106202/jack-ma-leads-pack-chinese-billionaires-2020-fortunes-grow

[6] Données de mars 2021. https://www.hurun.net/en-US/Info/Detail?num=LWAS8B997XUP

[7] https://www.scmp.com/business/money/wealth/article/3106202/jack-ma-leads-pack-chinese-billionaires-2020-fortunes-grow

[8] https://economia.uol.com.br/noticias/redacao/2021/05/24/bernard-arnault-se-torna-a-pessoa-mais-rico-do-mundo.htm

[9] Si l’on compare les chiffres de Piketty avec l’indice de Gini (qui mesure les inégalités sociales : 0 correspond à une égalité absolue dans la répartition des revenus et 1 à une inégalité maximale, où une personne s’approprierait tous les revenus du pays), ce dernier était de 0,16 en 1978, au début de la restauration capitaliste, mais en 2017, il a atteint 0,467. Depuis lors, il n’a cessé d’augmenter, au point que le gouvernement chinois ne le rend pas public. Il est estimé à 0,470, ce qui est beaucoup plus élevé que la moyenne des pays de l’OCDE (0,300). De même, à la fin de 2020, les 1 % les plus riches du pays détenaient 30,6 % de la richesse nationale, contre 20,9 % il y a deux décennies. À son tour, le rapport 2014 du Centre de recherche en sciences sociales de l’Université de Pékin a calculé que les 1 % les plus riches dépassaient 30 % de la richesse nationale, tandis que les 25 % les plus pauvres n’en possédaient que 1 %.

[10] https://www.scmp.com/tech/big-tech/article/3116385/death-22-year-old-pinduoduo-employee-renews-controversy-over-chinas

[11] Les revenus en yuans ont été convertis en dollars le 04/12/2021.

[12] https://www.scmp.com/news/china/article/3153466/chinas-army-migrant-workers-waits-xi-jinpings-common-prosperity-touch

[13] Martín Hernández. O Veredicto da História, Rússia, China, Cuba… Da revolução socialista à restauração capitalista. Edições Sundermann / Edições Marxismo Vivo, 2009.

[14] [Deng] « voulait convaincre Washington qu’il ne pouvait y avoir d’allié plus fidèle dans la guerre froide que la République populaire de Chine sous son commandement. Mao voyait son accord avec Nixon comme un autre pacte Hitler-Staline, selon la formulation de l’un de ses généraux, Kissinger agissant comme un Ribbentrop : un accord tactique avec un ennemi pour éviter les dangers d’un autre. Deng, cependant, cherchait plus que cela. Son objectif était l’acceptation stratégique dans le système impérial des États-Unis, afin d’avoir accès à la technologie et aux capitaux nécessaires à son effort de modernisation de l’économie chinoise. C’était le motif réel et caché de son attaque contre le Vietnam. Les États-Unis souffraient encore de leur défaite en Indochine. Quel meilleur moyen de gagner leur confiance que de leur offrir une revanche pour le pouvoir ? La guerre a échoué, mais elle a rapporté à Deng quelque chose de plus précieux que le coût de 60 000 vies : un billet pour l’entrée de la Chine dans l’ordre mondial capitaliste dans lequel elle s’épanouirait. » F. Voguel. Deng Xiaoping et la transformation de la Chine. The Belkap press of Harvard University Press, 2011. Critique de Perry Anderson. Sinomania, London Review of Books. http://www.lrb.co.uk/v34/n03/perry-anderson/sino-americana

[15] https://www.scmp.com/author/karen-chiu

[16] Développé par le CIT (Centre des technologies de l’information), lié à l’Institut d’ingénierie des forces armées, et dont la production des intrants était sous la responsabilité de LTEF (Luoyang Telephone Equipment), une société liée au MPT (Ministère des postes et télécommunications). X Shen, The Chinese Path to High Technology: Telecommunication Switching Technology in Economic Transition. p. 105. Springer, 1999.

[17] En ouvrant le marché national aux entreprises étrangères, les entreprises nationales ont dû se concentrer sur le marché à faible revenu dans les années 1980 et au début des années 1990. Le gouvernement chinois a offert son soutien pour aider les entreprises nationales à conquérir des parts de marché après qu’elles aient développé leurs propres commutateurs numériques pour lignes fixes. Par exemple, le ministère a organisé deux réunions de coordination pour encourager l’utilisation de commutateurs produits localement en 1996 et 1999 et ces deux réunions ont été le point de départ de la substitution des entreprises chinoises aux multinationales. » Qing Mu et Keun Lee. Diffusion des connaissances, segmentation du marché et mise à niveau technologique : le cas de l’industrie des télécommunications en Chine. Journal Research Policy, 2005. Volume 34 / 759-783.

[18] Standard TD-SCDMA Time Division Synchronous Code Division Multiple Access.

[19] Le secteur public n’a cessé de décliner dans les années qui ont suivi l’adhésion de la Chine à l’OMC. En 2001, 40 % de tous les emplois en Chine se trouvaient dans le secteur public. Ce chiffre est tombé à 20 % en 2008, mais cette baisse s’est arrêtée dans les années qui ont suivi 2008 et a peu évolué jusqu’à la fin de l’administration Hu-Wen en 2012. Entre 2008 et 2012, les actifs gérés par les entreprises d’État sont passés de plus de 12 000 milliards de yuans à plus de 25 000 milliards de yuans. Yeling Tan. Como a OMC mudou a China. Negócios Estrangeiros. Mar / Abr2021, Vol. 100 Edição 2, páginas 90-102. 13P.

[20]    https://www.huawei.com/en/about-huawei/corporate-information (consulté en janvier 2020)

[21] https://www.scmp.com/abacus/who-what/who/article/3028219/pony-ma-tycoon-behind-chinas-social-media-and-gaming-giant / https://www.scmp.com/tech/big-tech/article/2182193/tencent-plugs-holes-and-boosts-profits-163-new-investments

[22] https://www.caixinglobal.com/2020-04-20/pinduoduo-buys-into-home-appliance-retailer-to-sell-their-branded-goods-101544707.html

[23]Xi takes full control of China’s future“, mai 2018

[24] Karl Marx. op.cit. T.1, p. 103, 53, 55.

[25] Depuis 2018, Tencent Holdings a été réprimandé par les autorités de régulation pour avoir « effectué des opérations de change au-delà du champ de son enregistrement commercial », ce qui a culminé par une amende de 2,8 millions de yuans (438 000 dollars) à Tenpay.

[26] Il convient toutefois de rappeler ici les déclarations du Premier ministre Li Keqiang lors des sessions annuelles du Congrès national du peuple en mai 2020, selon lesquelles 600 millions de Chinois, soit 40 % de la population, vivent avec seulement 1 000 yuans par mois. ($ 140). Parmi ces personnes, 75,66% le font dans les zones rurales. D’autre part, environ 200 millions de personnes (plus d’un quart de la population active) ont des emplois flexibles ou précaires. Il convient également de noter que le critère officiel définissant une « personne pauvre » est une personne dont le revenu annuel est inférieur à 4 000 yuans (674 dollars américains). Mais pour correspondre à la norme internationale de 60 % du revenu moyen, il devrait être de 8 600 yuans (1 326 dollars), soit plus du double du seuil utilisé (ce qui remet en question les déclarations triomphantes de Xi Jinping). Xulio Ríos, “A prosperidade comum de Xi Jinping”, outubro de 2021).

[27] Thèse similaire à celle développée par Bruno Rizzi en 1939. A Burocratização do Mundo. Edições Península, 1980.

[28]IIPPE 2021: Imperialism, China and finance”, Michael Roberts Blog, 30/09/2021

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