Après des mois d’une épuisante guerre de tranchées, avec une pression offensive russe persistante dans l’est de l’Ukraine, en particulier dans le Donbass, une incursion surprise des troupes ukrainiennes a débuté le 6 août dans la région de Koursk, dans la Fédération de Russie,. En une semaine, les forces armées ukrainiennes se sont déjà emparées d’une zone d’environ mille kilomètres carrés avec une pénétration jusqu’à 20 à 40 kilomètres de la frontière russo-ukrainienne. Quels sont les causes et les objectifs de cette incursion ? Quelles perspectives ouvre-t-elle pour la guerre en cours ? Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ?
Pavel Polska *
Ligue Internationale des Travailleurs – Q.I.
Le 16 août 2024.
De nombreux faits montrent que l’on ne s’attendaient pas à cette offensive. Sa préparation n’avait pas été détectée, ni par les services de renseignement militaire russes, ni même par les experts militaires occidentaux qui suivent de manière obsessionnelle les actions militaires en Ukraine. Il est tout aussi clair que cette opération n’a pas été encouragée par les États-Unis, l’OTAN ou les puissances impérialistes occidentales. Et nous avons de sérieux doutes sur le fait que l’armée ukrainienne ait même informé ces puissances des spécificités de l’opération.
Pourquoi ? Tout d’abord parce que les réponses initiales aux questions de la presse de John Francis Kirby, secrétaire de presse du ministère étasunien de la défense, étaient très ambiguës et contradictoires quant à l’« autorisation » des États-Unis pour une telle action. Mais plus généralement, parce que depuis février 2022, date du début de l’invasion russe de l’Ukraine à grande échelle, il était interdit aux forces armées ukrainiennes de frapper sur le territoire de la Russie avec des armes fournies par l’Occident. Et il leur était même interdit de frapper les territoires annexés avant 2022, comme la Crimée ! Il n’était pas question de pénétrer sur le territoire des envahisseurs, la Fédération de Russie (FR), pour combattre ! C’est donc avec les mains liées que l’Ukraine a résisté pendant deux ans et demi à l’agression génocidaire de l’une des plus grandes puissances militaires ! Et cette aberration politique a été exécutée sous le mot d’ordre « d’éviter l’escalade du conflit ». Le mensonge grossier avec lequel les néo-staliniens et les apologistes du régime de Poutine déforment la réalité de cette agression impérialiste russe, en disant que « l’OTAN affronte la Russie », est donc scandaleux.
Cette décision du gouvernement ukrainien, que nous pouvons qualifier, d’un point de vue militaire, de manœuvre tactique audacieuse et risquée, jusqu’à présent couronnée de succès, représente également l’expression d’un tournant politique concernant la subordination absolue et étouffante aux diktats et au chantage des puissances occidentales. Ce revirement est une réponse à la pression profonde exercée par les masses ouvrières et populaires ukrainiennes qui, bien que saignées à blanc et épuisées par les sacrifices, les destructions et les épreuves indicibles de la guerre, ne se résignent pas à capituler devant les occupants. Ce rejet par les masses des négociations truquées s’est transformé en méfiance et en ressentiment à l’égard des gouvernements impérialistes, qui exercent des pressions et du chantage pour négocier avec Poutine à tout prix.
Mais que l’on ne s’y trompe pas. Cette incursion rapide du gouvernement de Kiev à Koursk – qui sera presque certainement étendue aux régions de Briansk et de Belgorod au sein de la Fédération de Russie – n’a rien d’un changement de la nature des politiques colonisatrices et anti-ouvrières de toutes les institutions impérialistes, ni d’un défi stratégique à leur égard. Elle répond à un besoin vital du pays et de son peuple en guerre face à l’occupation d’un cinquième de son territoire et au bombardement et à la destruction permanents du reste.
D’une « guerre de positions » à une « guerre de manœuvres »
Nous ne sommes pas des spécialistes, et nous ne prétendons pas faire preuve d’une érudition sur le sujet que nous n’avons pas. Nous nous contentons de rappeler ici quelques termes que la science militaire a façonné au fil des siècles.
« La guerre de position ou guerre de tranchées est un type de guerre terrestre,, utilisant des lignes occupées comprenant principalement des tranchées militaires, dans lesquelles les troupes sont bien protégées des tirs d’armes légères de l’ennemi et sont substantiellement protégées de l’artillerie. »…. La guerre de tranchées est typiquement associée à la Première Guerre mondiale (1914-1918)… D’autres conflits notables impliquant la guerre de tranchées sont la guerre de Sécession (1861-1865), la guerre russo-japonaise (1904-1905) ou la guerre Iran-Irak (1980-1988). ….. C’était finalement un forme de guerre exténuante, où les défenseurs avaient l’avantage. Les attaques, même les victorieuses, avaient beaucoup de victimes à déplorer. Après la Première Guerre mondiale, la « guerre des tranchées » est devenue synonyme d’impasse, de guerre d’usure, de sièges et d’attaques vaines dans les conflits… » (Wikipédia).
« La manœuvre… dans le domaine militaire pourrait être interprétée comme la capacité de se déplacer pour obtenir des positions avantageuses, à partir desquelles on peut agir de manière offensive sur l’ennemi. Voici quelques-unes des définitions existantes : A. « La guerre de manœuvre est une réflexion sur une forme de combat continu, qui met en jeu les volontés et non les armes. ». B. « La guerre de manœuvre est une philosophie de combat qui cherche à détruire la cohésion de l’ennemi par une série d’actions rapides, violentes et inattendues qui produisent une détérioration rapide et turbulente de la situation, à laquelle l’ennemi ne peut pas faire face. C. « Il s’agit d’être toujours plus rapide que l’ennemi ». D. « La guerre de manœuvre est avant tout un état d’esprit ou une façon de penser plus imaginative et plus audacieuse. ».
En résumé, la guerre de manœuvre est une manière de raisonner pour faire face au combat. Elle repose sur des actions rapides, violentes et audacieuses pour détruire l’ennemi. La rapidité des action est fondamentale, car il s’agit d’obtenir l’initiative et de la conserver, en ne laissant à l’ennemi ni le temps ni l’espace pour développer une quelconque action ». (https://revistamarina.cl).
C’est précisément le premier type de guerre de position qui est en place en Ukraine depuis le printemps nordique 2023, lorsque la contre-offensive ukrainienne s’est heurtée dans le sud aux lignes de défense russes, composées de trois chaînes de « dents de dragon » en béton et de champs de mines, installées pendant une période de neuf mois dans les régions occupées de Kherson et de Zaporizhia. Et ces longs mois d’attente ukrainienne étaient dus au retard dans la réception d’artillerie et de munitions à longue portée en quantité suffisante et au refus de fournir des avions de combat de la part des supposés « alliés occidentaux ». Et depuis l’Est, dans le Donbass, les troupes russes, soutenues par l’artillerie à longue portée et les bombardements de son aviation, ne cessent de pilonner les tranchées ukrainiennes. Malgré cela, la défense ukrainienne a infligé de lourdes pertes aux troupes russes, qui sont concentrées sur le front oriental et ont pu avancer lentement.
Mais cette résistance douloureuse et la lenteur de la retraite ukrainienne, la fatigue causée par le manque de rotation des forces les plus expérimentées, et la perte de certains bastions comme Avdeevka, ont exacerbé le mécontentement et les tensions au sein des troupes des Forces de Défense d’Ukraine (FDU). Et les réflexes politiques de ces tensions ont été immédiats dans la société ukrainiennes, qui n’est pas soumise à une dictature comme celle de Poutine, mais qui a en mémoire des mobilisations de masse comme le Maïdan de 2014, qui ont fait tomber des gouvernements comme celui de Viktor Ianoukovitch qui tentait un virage bonapartiste encouragé par Poutine.
L’initiative ukrainienne à Koursk : son impact militaire et sociopolitique
L’incursion ukrainienne dans la région de Koursk est une manœuvre qui « repose sur des actions rapides, violentes et audacieuses pour détruire l’ennemi ». Et deux ans et demi après ce que le pouvoir avait annoncé comme une « Opération Militaire Spéciale », cette incursion ukrainienne a montré aux masses que la Russie était empêtrée dans une guerre d’agression. Sans minimiser l’ampleur de cette incursion défensive et de ses réalisations militaires et politiques, nous laissons de côté certaines expressions journalistiques qui ont eu un large retentissement, telles que « la première incursion d’une armée étrangère en Russie depuis la Seconde Guerre mondiale ». En effet, il ne s’agit pas d’une invasion et, au cours de cette guerre, il y avait déjà eu de petites actions militaires et des sabotages sur le territoire russe par des commandos ukrainiens des FDU, en coordination avec des formations militaires russes opposées au régime de Poutine, telles que le Corps Russe de Volontaires (RDK) et d’autres formations.
Mais cette incursion en Fédération Russe, qui a débuté avec près d’un millier de soldats ukrainiens bien entraînés et expérimentés au combat – et qui en compte aujourd’hui près de 10 mille laisse présager une possible nouvelle dynamique de guerre dans les mois à venir. Pour l’heure, sans euphorie ni vision facile de la confrontation, le moral général des troupes ukrainiennes et leur confiance en leurs propres forces se sont considérablement renforcés.
De l’avis de nos amis ukrainiens, vétérans des combats, « un premier objectif a déjà été atteint : montrer le chaos et la stupidité des bureaucrates russes face à l’indignation d’une population désormais abandonnée et habituée à “qu’il y a une guerre quelque part là à l’étranger”… ». Et cela a été le produit de la dictature de Poutine. Car l’Ukraine est un voisin, et son peuple est intimement lié au peuple russe. Des millions de parents des deux côtés de la frontière ont été isolés et mis face à face, par l’invasion et le génocide.
Un autre objectif immédiat de cette incursion déjà réalisée – et défensive – était de frapper de manière préventive et de perturber la concentration des forces russes, qui se préparait à Briansk, Koursk et Belgorod en vue d’une offensive plus importante depuis le nord sur Kharkov, Sumy et Tchernigov. Et selon les experts militaires, plutôt que de s’enfoncer plus profondément en Russie, il est nécessaire d’étendre le front sur les territoires frontaliers pour consolider une zone tampon à l’intérieur de la Russie, près des frontières ukrainiennes, afin d’empêcher les tirs d’artillerie permanents de la Russie sur ces régions.
En outre, non seulement les analystes et les experts militaires, mais aussi des centaines de milliers d’Ukrainiens liés à la résistance affirment depuis longtemps qu’« il est temps d’attaquer au-delà des frontières de la Russie. La Russie est maintenant plus ou moins forte dans l’offensive à distance, mais faible en défense en raison de l’immensité de son territoire et de la longueur de ses frontières et, surtout, de la faible motivation de la population… Il leur est de plus en plus difficile de recruter des volontaires, tous ceux qui veulent gagner de l’argent avec la guerre é déjà enrôlés dans l’armée. ».
D’autre part, l’évacuation massive – 180 mille personnes – effectuée par le régime de Poutine, ainsi que la mise en place du régime des « Opérations Anti-Terroristes », OAT, non seulement à Koursk, mais aussi dans les régions frontalières de Belgorod et de Briansk, est loin de l’objectif déclaré de « protection de la population ». En réalité, elle reflète la crainte du gouvernement face aux revendications indignées des habitants de Koursk concernés, à qui le gouvernement a alloué une compensation équivalente à 100 dollars. D’autre part, la Russie craint une fraternisation avec les troupes ukrainiennes. Nous avons la preuve qu’il n’y a pas de panique de la part des habitants, mais plutôt un dialogue avec les troupes des FDU. En effet, cette région a ses racines historiques dans l’ancienne « Slobozhanschina », qui comprenait les territoires des régions de Sumy (Ukraine) et de Koursk (Russie). De nombreux habitants de la région de Koursk – ainsi que de Briansk et de Belgorod – parlent l’ukrainien.
Un autre fait révèle que l’objectif central du régime russe est le contrôle policier : que le commandement de la OAT et la défense russe de Koursk soient placés sous le commandement du Service de Sécurité Fédéral (FSB, selon la sigle en russe) et non de l’armée russe. L’évacuation vise à susciter la haine des « agresseurs ukrainiens » dans les grandes capitales russes, afin de justifier de nouveaux bombardements massifs de la population des villes ukrainiennes.
Il est encore trop tôt pour faire des prévisions.
Nous pouvons toutefois tirer quelques conclusions.
Les troupes ukrainiennes contrôlent Sudzha, où se trouve le nœud central de pompage des oléoducs-gazoducs alimentant la Hongrie, la Slovaquie et l’Autriche. Elles ne sont qu’à quelques kilomètres de la ville de Kurchatov, où se trouve la centrale électrique nucléaire qui alimente de nombreuses industries et les aérodromes militaires de la région. À partir d’un tel emplacement, il serait possible de couper l’électricité d’une grande région. Ce serait symétrique à ce que les envahisseurs russes ont fait à Energodar, dans la région de Zaporizhia, qu’ils contrôlent toujours. Mais nous ne savons pas s’ils prendront cette décision.
Quant à un autre objectif militaire ukrainien – forcer le Kremlin à retirer des troupes d’autres parties du front pour les envoyer à la défense de la région de Koursk – rien de qualitatif n’a encore été atteint. Sur le front oriental du Donbass, les Russes n’ont pas relâché leur pression et la situation reste critique. Et au sud, ils maintiennent leurs positions défensives, allant jusqu’à multiplier les provocations comme l’incendie d’installations proches de la centrale nucléaire de Zaporizhia.
Mais ce n’est qu’une question de temps avant que la pression sur Koursk ne devienne insupportable. En effet, le commandement russe a envoyé des jeunes fraîchement recruté et des conscrits sans aucune expérience du combat, pour faire face à l’incursion ukrainienne à Koursk. Et un reflet de cette composition et d’un moral au combat presque nul est le nombre massif de soldats russes qui se sont rendus en tant que prisonniers, un nombre qui a dépassé plusieurs centaines en un peu plus d’une semaine. Parmi ceux qui se sont rendus sans combattre figurent même les mercenaires tchétchènes du bataillon Akhmat, qui est en fait la société militaire privée de Ramzan Kadyrov, la marionnette de Poutine dans le Caucase du Nord. D’autre part, le FSB du régime Poutine-tente de compenser les lacunes de la machine de guerre russe en impliquant davantage ses régimes satellites dans la guerre. Sans grand succès jusqu’à présent. Même le plus lâche des larbins, le Biélorusse Alexandre Loukachenko, prêche auprès des autres membres de l’« Organisation du traité de sécurité collective » (OTSC), qui comprend également l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie et le Tadjikistan. Il tente de les convaincre que si la Russie perd, « nous ne nous sauverons pas individuellement et nous tomberons tous dans le même cratère ». Mais concrètement, il ne peut leur offrir que quelques chars et en aucun cas des troupes, car les Biélorusses détestent Poutine autant, voire plus, que leur propre dictateur.
Une conclusion fondamentale
Elle émerge de cette audacieuse incursion militaire, de l’expérience de ces 30 mois de guerre, et devient la base d’une politique révolutionnaire pour cette guerre de libération nationale. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la victoire vienne de la main des empires dominants, ni des sociétés transnationales ou des oligarques locaux qui leur sont associés. La classe ouvrière et les jeunes travailleurs, armes à la main, offrent leur vie pour chasser les occupants et sauver l’Ukraine. Ce sont les travailleurs qui ont le droit de décider et de contrôler le pays et son gouvernement. Économie de guerre : toute l’économie du pays doit être mise au service de la résistance, pour la victoire et non pour les profits des capitalistes. Nous devons continuer à exiger des avions, de l’artillerie à longue portée, des Himars et des Atacms et des munitions. Mais plus encore, nous devons exiger que toute l’industrie soit mise au service de la défense nationale et des besoins du peuple. C’est trahir cette lutte pour l’indépendance que, alors que nous devons produire le plus pour la libération, il y a de grandes usines à l’arrêt ou travaillant à 20 % parce que « le marché le veut ».
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* Traduit de l’original en espagnol par la LCT, la section de la LIT-QI en Belgique.
<https://litci.org/es/ofensiva-ucraniana-sobre-kursk-cambio-estrategico-o-maniobra-tactica/>
Pavel Polska est un dirigeant de la LIT-QI qui a séjourné à Moscou dans la période critique de la restauration capitaliste dans l’ancienne URSS, sous Gorbachov et sous Yeltsin. (NdT)