Lorsque Poutine a reconnu l’indépendance des « républiques » autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, prélude à l’invasion totale de l’Ukraine, il a affirmé que l’Ukraine devait en fait faire partie de la Russie, car elle ne serait pas une nation ou un État légitime, mais une entité artificielle, une création de Lénine et des bolcheviks : « on peut légitimement l’appeler l’Ukraine de Vladimir Lénine ».
Le 4 mars 2022
Ce faisant, Poutine a une fois de plus exprimé une position ouvertement anti-léniniste en faveur de la politique chauvine russe séculaire de « prison des peuples » qui prévalait sous l’ancien empire tsariste et plus tard sous le régime de Staline. L’article reproduit ici a été écrit par Lénine le 15 juin 1917 et nous éclaire sur la véritable position des bolcheviks sur la question nationale fondée sur la défense du droit à l’autodétermination politique. Cela inclut : le droit de séparation si la nation opprimée l’exprime souverainement ; l’égalité des droits de toutes les nations et aucun privilège de l’une sur l’autre ; aucune imposition d’une langue sur une autre ; l’unité étroite de la classe ouvrière de toutes les nations. Au moment où cet article a été publié, quatre mois s’étaient écoulés depuis le début de la révolution de février, qui a renversé le tsarisme, et les nationalités qui faisaient partie du défunt empire russe ont commencé à réclamer des droits. L’Ukraine a demandé la reconnaissance du droit à l’autonomie, mais sans séparation du reste de la Russie. En réponse, le gouvernement de coalition, composé des Kadets (bourgeois libéraux) et des Social-Révolutionnaires et des Mencheviks (réformistes), a refusé tout droit à l’Ukraine. Lénine a répondu à ce fait. Nous pensons que sa lecture contribue à une meilleure compréhension du contexte historique et théorique de la guerre actuelle de Poutine contre l’Ukraine, et à dissiper les mensonges contre la politique nationale de la révolution russe jusqu’en 1924.
L’Ukraine
La faillite de la politique du nouveau Gouvernement provisoire, gouvernement de coalition, ressort avec un relief de plus en plus accentué. L’«Acte universel» sur l’organisation de l’Ukraine promulgué par la Rada [1] centrale d’Ukraine et adopté le 11 juin 1917 par le Congrès des délégués des unités militaires d’Ukraine, constitue une dénonciation directe de cette politique et la preuve tangible de sa faillite.
«Sans se séparer du reste de la Russie, sans rompre avec l’Etat russe, est-il proclamé dans cet acte, le peuple ukrainien doit avoir sur son territoire le droit de disposer lui-même de sa propre vie… Toutes les lois visant à établir l’ordre ici, en Ukraine, ne peuvent être promulguées que par notre assemblée ukrainienne ; quant aux lois qui établiront l’ordre sur toute l’étendue de l’Etat russe, elles doivent être l’œuvre d’un parlement de toute la Russie.»
Paroles d’une clarté parfaite. Elles disent avec une précision absolue que le peuple ukrainien ne veut pas actuellement se séparer de la Russie. Il réclame l’autonomie, sans nier le moins du monde la nécessité et l’autorité supérieure d’un «parlement de toute la Russie». Pas un démocrate, pour ne rien dire d’un socialiste, n’osera contester l’entière légitimité des revendications ukrainiennes. Pas un démocrate, de même, ne peut nier le droit de l’Ukraine à se séparer librement de la Russie : c’est précisément la reconnaissance sans réserve de ce droit, et elle seule, qui permet de mener campagne en faveur de la libre union des Ukrainiens et des Grands-Russes, de l’union volontaire des deux peuples en un seul Etat. Seule la reconnaissance sans réserve de ce droit peut rompre effectivement, à jamais et complètement, avec le maudit passé tsariste qui a tout fait pour rendre étrangers les uns aux autres des peuples si proches par leur langue, leur territoire, leur caractère et leur histoire. Le tsarisme maudit faisait des Grands-Russes les bourreaux du peuple ukrainien, entretenant systématiquement chez ce dernier la haine de ceux qui allaient jusqu’à empêcher les enfants ukrainiens de parler leur langue maternelle et de faire leurs études dans cette langue.
La démocratie révolutionnaire de la Russie doit, si elle veut être vraiment révolutionnaire, si elle veut être une vraie démocratie, rompre avec ce passé, reconquérir pour elle-même et pour les ouvriers et les paysans de Russie la confiance fraternelle des ouvriers et des paysans d’Ukraine. On ne peut pas y arriver sans reconnaître dans leur intégrité les droits de l’Ukraine, y compris le droit de libre séparation.
Nous ne sommes pas partisans des petits Etats. Nous sommes pour l’union la plus étroite des ouvriers de tous les pays contre les capitalistes, les « leurs » et ceux de tous les pays en général. C’est justement pour que cette union soit une union librement consentie que l’ouvrier russe, ne se fiant pas une minute, en rien, ni à la bourgeoisie russe, ni à la bourgeoisie ukrainienne, est actuellement partisan du droit de séparation des Ukrainiens, ne voulant pas imposer à ceux-ci son amitié, mais gagner la leur en les traitant comme des égaux, comme des alliés, comme des frères dans la lutte pour le socialisme.
La Reteh, journal des contre-révolutionnaires bourgeois exaspérés, fous de rage, attaque furieusement les Ukrainiens en raison de leur décision «arbitraire». «L’acte des Ukrainiens» serait «un crime manifeste contre la loi, appelant sans délai de sévères sanctions légales». On ne saurait rien ajouter à ce déchaînement bestial des contre-révolutionnaires bourgeois. A bas les contre-révolutionnaires de la bourgeoisie ! Vive la libre union des paysans et des ouvriers libres de la libre Ukraine avec les ouvriers et les paysans de la Russie révolutionnaire !
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. La Rada centrale d’Ukraine, organisation bourgeoise nationaliste et contre-révolutionnaire, créée en avril 1917, au Congrès national d’Ukraine à Kiev, par le bloc nationaliste des partis et des groupes ukrainiens bourgeois et petits-bourgeois. Le président de la Rada était M. Grouchevski, idéologue de la bourgeoisie ukrainienne, son adjoint était V. Vinitchenko. Faisaient partie de la Rada Petlioura, Efrémov, Antonovitch et autres nationalistes. Elle s’appuyait, sur la bourgeoisie urbaine et rurale, les koulaks, les intellectuels nationalistes petits-bourgeois. La Rada centrale s’efforçait de consolider le pouvoir de la bourgeoisie et des propriétaires terriens ukrainiens, de mettre sur pied un Etat. bourgeois ukrainien en utilisant dans ce but le mouvement de libération nationale d’Ukraine. Sous le couvert de la lutte pour l’indépendance nationale, la Rada s’efforçait d’entraîner à sa suite les masses populaires ukrainiennes, de les détacher du mouvement révolutionnaire de Russie, de les subordonner à la bourgeoisie ukrainienne et d’empêcher la victoire de la révolution socialiste en Ukraine. La Rada soutenait le Gouvernement provisoire malgré des divergences au sujet de l’autonomie de l’Ukraine.
Après la victoire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre, la Rada se proclama organe suprême de la « République populaire d’Ukraine » et engagea une lutte ouverte contre le pouvoir des Soviets. Elle fut un des principaux centres de la contre-révolution on Russie. [N.E.]
Source: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/06/vil19170628.htm